À propos de l'œuvre
« Vous, me chasser ! Moi, vous fuir ! Et pourquoi ? Pourquoi donc est-ce un crime d’être sensible au mérite, et d’aimer ce qu’il faut qu’on honore ? Non, belle Julie ; vos attraits avaient ébloui mes yeux, jamais ils n’eussent égaré mon cœur, sans l’attrait plus puissant qui les anime. C’est cette union touchante d’une sensibilité si vive et d’une inaltérable douceur, c’est cette pitié si tendre à tous les maux d’autrui, c’est cet esprit juste et ce goût exquis qui tirent leur pureté de celle de l’âme, ce sont, en un mot, les charmes des sentiments bien plus que ceux de la personne, que j’adore en vous. »
Première partie, Lettre I, À Julie
Rousseau est devenu romancier par hasard. Et c'est peut-être pour cela que La Nouvelle Héloïse ne ressemble à aucun autre roman et a créé le roman moderne. Les ingrédients de base semblent pourtant classiques au XVIIIe siècle : un échange de lettres que « l'éditeur » publie, une passion entre deux jeunes gens dans une société où l'amour ne saurait être que le piment hasardeux du mariage de convenance, des amitiés adolescentes, de la morale, des descriptions de la vie parisienne, la belle et pleine lenteur de la vie provinciale. Avec de tels ingrédients, d'aucuns auraient écrit Les Liaisons dangereuses. Mais il n'y avait qu'un Citoyen de Genève pour parler de l'universel à partir d'un petit coin du Valais.
Le succès du livre en 1761 fut prodigieux, l'un des deux ou trois du siècle. Rousseau, le solitaire, ne s'y attendait sans doute pas. Il avait, avec une passion singulière, composé ses lettres et leurs réponses comme de vraies missives dans sa retraite de Montmorency. Il était à la fois Julie et Saint-Preux, Wolmar et Claire, s'écrivant à lui-même, se répondant ; et il faisait déborder l'imaginaire dans la réalité en ébauchant parallèlement un amour impossible pour la frivole Mme d'Houdetot. Roman courtois où la passion ne peut se sublimer que dans l'absence et dans la mort – le suicide commun des amants existait dans une première ébauche de l'intrigue –, La Nouvelle Héloïse est une longue élégie, un des plus beaux poèmes en prose de la langue française, une pastorale alpestre sans les falbalas et les rubans qu'un contemporain, Marmontel, donne à sa bergère des Alpes. C'est une montagne nocturne, maternelle, accueillante aux amants, mais aussi tentatrice, qu'offrent ces lieux qui vont devenir ceux des « anciennes amours » après avoir été ceux de la chute annoncée.
Dans un siècle voué aux idées mais donnant aussi une place inédite aux plaisirs des sens, Rousseau exaltait les sentiments. Surtout, il montrait que l’affirmation de la subjectivité, l’exigence d’être soi, formait un nouvel horizon moral, marqué par le heurt entre les revendications de la personne et celles de la société, entre vertus d’authenticité et vertus de convenance. Tous les personnages de son roman cherchent à les satisfaire et les accorder, mais Julie est celle qui vit avec le plus d’acuité ce déchirement et ce besoin d’unité.
Rousseau romancier n’est pas étranger au Rousseau philosophe. Durant son séjour si fécond à Montmorency (1756-1762), il écrit à la fois La Nouvelle Héloïse, Émile et le Contrat social. Thèmes et idées circulent d’un ouvrage à l’autre. Ainsi en est-il de l’idée de révolution : c’est dans des termes très proches de ceux employés par le Contrat social que Julie parle de la « révolution subite » qui se produit en elle à l’occasion de son mariage (Partie III, lettre XVIII).
Ce roman, paru en janvier 1761, fit sa gloire littéraire : Julie ou La Nouvelle Héloïse devint un best-seller. Ses lectrices y furent pour beaucoup.