Julie brutalisée par son père
1ère partie, Lettre 63
Le baron d’Étange, qui a su par Milord Edouard que Saint-Preux aimait sa fille et osait la demander en mariage, querelle sa femme et insulte le précepteur. Julie le défend et déclenche la colère de son père qui la bat malgré l’interposition de sa femme.
Alors commença une dangereuse altercation qui m'apprit que les bruits de tille dont tu parles étaient ignorés de mes parents, mais durant laquelle ton indigne cousine eût voulu être à cent pieds sous terre. Imagine-toi la meilleure et la plus abusée des mères faisant l'éloge de sa coupable fille, et la louant, hélas! de toutes les vertus qu'elle a perdues, dans les termes les plus honorables, pu, pour mieux dire, les plus humiliants; figure-toi un père irrité, prodigue d'expressions offensantes, et qui, dans tout son emportement, n'en laisse pas échapper une qui marque le moindre doute sur la sagesse de celle que le remords déchire et que la honte écrase en sa présence. Oh ! Quel incroyable tourment d'une conscience avilie de se reprocher des crimes que la colère et l'indignation ne pourraient soupçonner ! Quel poids accablant et insupportable que celui d'une fausse louange et d'une estime que le cœur rejette en secret ! Je m'en sentais tellement oppressée, que, pour me délivrer d'un si cruel supplice, j'étais prête à tout avouer, si mon père m'en eût laissé le temps; mais l'impétuosité de son emportement lui faisait redire cent ; fois les mêmes choses, et changer à chaque instant de sujet. Il remarqua ma contenance basse, éperdue, humiliée, indice de mes remords. S'il n'en tira pas la conséquence de ma faute, il en tira celle de mon amour ; et pour m'en faire plus de honte, il en outragea l'objet en des termes si odieux. Et si méprisants que je ne pus, malgré tous mes efforts, le laisser poursuive sans l'interrompre.
Je ne sais, ma chère, où je trouvai tant de hardiesse, et quel moment d'égarement me fit oublier ainsi le devoir et la modestie; mais, si j'osai sortir un, instant d'un silence respectueux, j'en portai, comme tu vas voir, assez rudement la peine. « Au nom du ciel, lui dis-je, daignez-vous apaiser ; jamais un homme digne de tant d'injures ne sera dangereux pour moi ». A l'instant mon père, qui crut sentir un reproche à travers ces mots, et dont la fureur n'attendait qu'un prétexte, s'élança sur ta pauvre amie : pour la première fuis de ma vie, je reçus un soufflet qui ne fut pas le seul ; et se livrant à son trans port avec une violence égale à celte qu'il m’avait coûtée, il me maltraita sans ménagement, quoique ma mère se fut jetée entre deux, m'eût couverte de son corps, et eût reçu quelques-uns des coups qui m'étaient portés. En recalant ; pour les éviter, je fis un faux pas, je tombai, et mon visage alla donner contre le pied d'une table qui me fit saigner.
Ici fiait le triomphe de la colère, et commença celui de la nature. Ma chute, mon sang, mes larmes, celles de ma mère, l'émurent; il me releva avec un air d'inquiétude et d'empressement; et, m'ayant assise sur une chaise, ils recherchèrent tous deux avec soin si je n'étais point blessée. Je n'avais qu'une légère contusion au front et ne saignais que du nez. Cependant je vis, au changement d'air et de voix de mon père, qu'il était mécontent de ce qu'il venait de faire Il ne revint point à, moi par des caresses : la dignité paternelle ne souffrait pas un changement si brusque ; mais il revint à ma mère avec de tendres excuses ; et je voyais, bien, aux regards qu'il jetait furtivement sur moi, que la moitié, de tout cela m'était indirectement adressée. Non,ma chère, il n'y a point de confusion si touchante que celle d'un tendre père qui croit s'être mis dans son tort. Le cœur d'un père sent qu'il est fait pour pardonner, et non pour avoir besoin de pardon.
Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, 1762.
> Texte intégral : Paris, J. Bry aîné, 1856-1857