L’Élysée, jardin de Clarens

4e partie, Lettre 11

Rousseau à Ermenonville, devant l'étang du Désert

Les maîtres de Clarens ont conçu un jardin anglais appelé l'Élysée qui est comme un bout du monde à trois pas du château. Saint-Preux rapporte les paroles de M. de Wolmar qui vient de lui faire visiter...

Hé bien ! que vous en semble ? me dit-elle en nous en retournant. Êtes-vous encore au bout du monde ? Non, dis-je, m'en voici tout-à-fait dehors, et vous m'avez en effet transporté dans l'Elysée. Le nom pompeux qu'elle a donné à ce verger, dit M. de Wolmar, mérite bien cette raillerie. Louez modestement des jeux d'enfants, et songez qu'ils n'ont jamais rien pris sur les soins de la mère de famille. Je le sais, repris-je, j'en suis très-sûr; et les jeux d'enfants me plaisent plus en ce genre que les travaux des hommes.
Il y a pourtant ici, continuai-je, une chose que je ne puis comprendre ; c'est qu'un lieu si différent de ce qu'il était ne peut être devenu ce qu'il est qu'avec de la culture et du soin : cependant je ne vois nulle part la moindre trace de culture ; tout est verdoyant, frais, vigoureux, et la main du jardinier ne se montre point ; rien ne dément l'idée d'une île déserte qui m'est venue en entrant, et je n'aperçois aucuns pas d'hommes. Ah ! dit M. de Wolmar, c'est qu'on a pris grand soin de les effacer. J'ai été souvent témoin, quelquefois complice, de la friponnerie. On fait semer du foin sur tous les endroits labourés, et l'herbe cache bientôt les vestiges du travail; on fait couvrir l'hiver de quelques couches d'engrais les lieux maigres et arides ; l'engrais mange la mousse, ranime l'herbe et les plantes; les arbres eux-mêmes ne s'en trouvent pas plus mal, et l'été il n'y paraît plus. À l'égard de la mousse qui couvre quelques allées, c'est milord Edouard qui nous a envoyé d'Angleterre le secret pour la faire naître. Ces deux côtés, continua-t-il, étaient fermés par des murs; les murs ont été masqués, non par des espaliers, mais par d'épais arbrisseaux qui font prendre les bornes du lieu pour le commencement d'un bois. Des deux autres côtés règnent de fortes haies vives, bien garnies d'érable, d'aubépine, de houx, de troène, et d'autres arbrisseaux mélangés qui leur ôtent l'apparence de haies et leur donnent celle d'un taillis. Vous ne voyez rien d'aligné, rien de nivelé; jamais le cordeau n'entra dans ce lieu; la nature ne plante rien au cordeau; les sinuosités dans leur feinte irrégularité sont ménagées avec art pour prolonger la promenade, cacher les bords de l'île, et en agrandir l'étendue apparente sans faire des détours incommodes et trop fréquents.
En considérant tout cela, je trouvais assez bizarre qu'on prît tant de peine pour se cacher celle qu'on avait prise : n'aurait-il pas mieux valu n'en point prendre. Malgré tout ce qu'on vous a dit, me répondit Julie, vous jugez du travail par l'effet, et vous vous trompez. Tout ce que vous voyez sont des plantes sauvages ou robustes qu'il suffit de mettre en terre, et qui viennent ensuite d'elles-mêmes. D'ailleurs la nature semble vouloir dérober aux yeux des hommes ses vrais attraits, auxquels ils sont trop peu sensibles, et qu'ils défigurent quand ils sont à leur portée: elle fuit les lieux fréquentés; c'est au sommet des montagnes, au fond des forêts, dans des îles désertes qu'elle étale ses charmes les plus touchants. Ceux qui l'aiment et ne peuvent l'aller chercher si loin sont réduits à lui faire violence, à la forcer en quelque sorte à venir habiter avec eux ; et tout cela ne peut se faire sans un peu d'illusion.

 

Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, 1762.
> Texte intégral : Paris, J. Bry aîné, 1856-1857