La perfection de la mélodie italienne

 

Trois choses me paraissent concourir à la perfection de la mélodie italienne. La première est la douceur de la langue, qui, rendant toutes les inflexions faciles, laisse au goût du musicien la liberté d'en faire un choix plus exquis, de varier davantage les combinaisons, et de donner à chaque acteur un tour de chant particulier, de même que chaque homme a son geste et son ton qui lui sont propres et qui le distinguent d'un autre homme.
La deuxième est la hardiesse des modulations, qui, quoique moins servilement préparées que les nôtres, se rendent plus agréables en se rendant plus sensibles, et, sans donner de la dureté au chant, ajoutent une vive énergie à l'expression. C'est par elle que le musicien, passant brusquement d'un ton ou d'un mode à un autre, et supprimant, quand il le faut, les transitions intermédiaires et scolastiques, sait exprimer les réticences, les interruptions, les discours entrecoupés, qui sont le langage des passions impétueuses, que le bouillant Métastase a employé si souvent, que les Porpora, les Galuppi, les Cocchi, les Jommelli, les Perez, les Terradeglias, ont su rendre avec succès, et que nos poètes lyriques connaissent aussi peu que nos musiciens.
Le troisième avantage, et celui qui prête à la mélodie son plus grand effet, est l'extrême précision de mesure qui s'y fait sentir dans les mouvements les plus lents, ainsi que dans les plus gais, précision qui rend le chant animé et intéressant, les accompagnements vifs et cadencés ; qui multiplie réellement les chants, en faisant d'une même combinaison de sons autant de différentes mélodies qu'il y a de manières de les scander ; qui porte au cœur tous les sentiments, et à l'esprit tous les tableaux; qui donne au musicien le moyen de mettre en air tous les caractères de paroles imaginables, plusieurs dont nous n'avons pas même l'idée ; et qui rend tous les mouvements propres à exprimer tous les caractères, ou un seul mouvement propre à contraster et changer de caractère au gré du compositeur.
Voilà, ce me semble, les sources d'où le chant italien tire ses charmes et son énergie ; à quoi l'on peut ajouter une nouvelle et trè forte preuve de l'avantage de sa mélodie, en ce qu'elle n'exige pas, autant que la nôtre, de ces fréquents renversements d'harmonie qui donnent à la basse continue le véritable chant d'un dessus. Ceux qui trouvent de si grandes beautés dans la mélodie française devraient bien nous dire à laquelle de ces choses elle en est redevable, ou nous montrer les avantages qu'elle a pour y suppléer

 

Rousseau, Lettre sur la musique française, 1753.
> Texte intégral : Paris, J. Bry aîné, 1856-1857