Rencontre au parloir

Première partie

Rencontre au parloir

Il était six heures du soir. On me vint avertir, un moment après mon retour, qu'une dame demandait à me voir. J'allai au parloir sur-le-champ. Dieux! quelle apparition surprenante! J'y trouvai Manon ! C'était elle; mais plus aimable et plus brillante que je ne l'avais jamais vue : elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu'on peut décrire. C'était un air si fin, si doux, si engageant; l'air de l'Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement.
Je demeurai interdit à sa vue, et ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j'attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu'elle s'expliquât. Son embarras fut, pendant quelque temps, égal au mien ; mais voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes. Elle me dit d'un ton timide, qu'elle confessait que son infidélité méritait ma haine; mais que s'il était vrai que j'eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu aussi bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m'informer de son sort et qu'il y en avait beaucoup encore à la voir dans l'état où elle était en ma présence sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme, en entendant ce discours, ne saurait être exprimé. Elle s'assit, je demeurai debout, le corps à demi-tourné, n'osant l'envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse que je n'eus pas la force d'achever. Enfin je fis un effort pour m'écrier douloureusement : Perfide Manon ! ah ! perfide ! perfide ! Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu'elle ne prétendait point justifier sa perfidie. Que prétendez - vous donc, m'écriai-je encore? Je prétends mourir, répondit-elle , si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. Demande donc ma vie, infidèle ! repris-je en versant moi-même des pleurs que je m'efforçai en vain de retenir; demande ma vie, qui est l'unique chose qui me reste à te sacrifier; car mon cœur n'a jamais cessé d'être à toi. A peine eus-je achevé ces derniers mots, qu'elle se leva avec transport pour venir m'embrasser. Elle m'accabla de mille caresses passionnées. Elle m'appela par tous les noms que l'amour invente, pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n'y répondais encore qu'avec langueur. Quel passage en effet de la situation tranquille où j'avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître. J'en étais épouvanté.
[…]- Chère Manon! lui dis-je, avec un mélange profane d'expressions amoureuses et théologiques, tu es trop adorable pour une créature. Je me sens le cœur emporté par une délectation victorieuse. Tout ce qu'on dit de la liberté, à Saint-Sulpice, est une chimère. Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois bien, je lis ma destinée dans tes beaux yeux ; mais de quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour ! Les faveurs de la fortune ne me touchent point, la gloire me paraît une fumée , tous mes projets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations ; enfin tous les biens différens de ceux. que j'espère avec toi, sont des biens méprisables, puisqu'ils ne sauraient tenir un moment dans mon cœur contre un seul de tes regards […] Elle me dit […] que ne suivant que le mouvement de son cœur et l'impétuosité de ses désirs, elle était venue droit au séminaire avec la résolution d'y mourir, si elle ne me trouvait pas disposé à lui pardonner.
Où trouver un barbare qu'un repentir si vif et si tendre n'eût pas touché! Pour moi, j'avoue que j'aurais sacrifié , pour Manon, tous les évêchés du monde chrétien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeait à propos de mettre dans nos affaires. Elle me dit qu'il fallait sur-le-champ sortir du séminaire, et remettre à nous arranger dans un lien plus assuré. Je consentis à toutes ses volontés sans réplique.

 

Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731.
> Texte intégral : Paris, E. Bourdin, 1839