À propos de l’œuvreRoger Musnik
En 1731 paraissait à Amsterdam un livre de l’abbé Prévost, L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, tome VII d’un ensemble romanesque commencé en 1728, Mémoires et aventures d’un homme de qualité.
Le narrateur, héros des six premiers volumes, croise un jour un convoi de prisonnières, femmes de mauvaise vie destinées à être envoyées en Louisiane. Ce groupe est suivi par un jeune homme éploré, le chevalier des Grieux, qui se refuse à abandonner l’une d’elle, sa maîtresse Manon Lescaut. Il est prêt à tout, même à rompre avec son milieu pour l’accompagner dans le Nouveau Monde. Rencontrant à nouveau des Grieux plus tard, celui-ci lui relate alors son histoire.
Cinq années auparavant, l’adolescent qu’il était a le coup de foudre pour une jeune fille de quinze ans destinée au couvent censé museler « son penchant au plaisir ». Les jeunes gens s’enfuient pour Paris. Mais après quelques jours, Manon se rend compte que des Grieux est désargenté : elle le trahit auprès de sa famille, et se donne à un financier. Des Grieux reprend alors goût à l’étude et devient un abbé brillant et réputé. Mais Manon réapparaît, le charme opère de nouveau, et les deux amants s’installent ensemble dans la capitale. Après bien des péripéties où des Grieux vole et Manon s’offre, la jeune femme, venant d’une famille pauvre, se retrouve déportée en Amérique.
La Louisiane, terre vierge, efface un temps le carcan de la société européenne. Ces épreuves ont épuré, sanctifié leur amour : les soupirants envisagent de se marier. Mais les conventions sociales réapparaissent : le gouverneur de la Nouvelle Orléans veut unir à toute force son neveu à la jeune femme. Suite à un duel, des Grieux s’enfuit dans le désert avec Manon, qui succombe d’épuisement. Il l’enterre seul, et couché sur sa tombe attend la mort. Celle-ci ne venant pas, il rentre en France, où il raconte sa triste épopée au narrateur.
La naissance du le roman "réaliste"
Manon Lescaut est un roman assez différent du reste de l’œuvre de Prévost : narration épurée, simple, directe, opposée aux structures labyrinthiques habituelles. Peut-être parce qu’il s’agit d’un récit oral, dit d’une traite. D’autre part, ce roman est d’un réalisme saisissant, éloigné de ce qui se faisait à l’époque : des Grieux décrit en détail le Paris de cette époque, ainsi que leurs préoccupations de tous les jours : logement, transports, vêtements… Et n’épargne rien au lecteur quant à leurs soucis d’argent. Ce mélange de trivialité et de tragique est nouveau : on était soit dans la comédie sur un ton quasi burlesque, soit dans le drame dans un style noble très éloigné de la vie quotidienne.
Cette critique sociale de l’argent qui achète tout se fond dans des thèmes plus classiques chez Prévost : fatalité, fils déchu, amour fou, conflit avec le père, impuissance de la volonté face à la passion, chute et rédemption. Avec un aspect moral : des Grieux se rend bien compte qu’il s’éloigne du bien, donc de Dieu. Mais Manon occupe toutes ses pensées, donne un sens à sa vie. Et la fatalité frappe, absurde et incompréhensible : c’est quand les deux amants tentent d’emprunter les chemins de la vertu en se mariant que le destin s’abat et la mort emporte Manon. La première version, supprimée par Prévost en 1753, donnait d’ailleurs une conclusion métaphysique : ces épreuves conduisaient le jeune homme à « retourner à [Dieu] par les voies de la pénitence », donc au couvent.
Un amour sincère
Mais ce qui impressionne le plus dans ce récit, c’est la primauté du thème de l’amour. Comme l’explique Flaubert : « Ce qu’il y a de fort dans Manon Lescaut, c’est le souffle sentimental, la naïveté de la passion qui rend les deux héros si vrais si sympathiques, si honorables, quoiqu’ils soient fripons. » La sincérité des sentiments des personnages l’un pour l’autre importe plus que leurs actes. Face à un homme qui ment, triche, va jusqu’à tuer, et une femme qui vend son corps, le lecteur éprouve cependant pour eux de la sympathie. C’est pourquoi on a pu parler de « chef d’œuvre d’illusion romanesque » (Roland Virolle). Ils sont jeunes et inconscients, ils s’aiment. On leur pardonne. Et ils changent aussi au cours du roman : des Grieux abandonne tout, position sociale, richesse, famille, réputation, Manon devient vertueuse. Du moins c’est ce que relate des Grieux, car le lecteur ne connaît de Manon que ce que son amant en dit. Par exemple, il n’y a aucune description physique : elle a simplement « l’air de l’Amour ». Chacun a donc sa propre vision de Manon, ce qui en fait un mythe plus qu’une personne réelle.
La réception de Manon Lescaut
Ce livre, bien qu’interdit quelque temps en France, n’a pas particulièrement impressionné les contemporains : c’est un autre roman de Prévost, Cleveland, qui a assuré sa renommée. Ils étaient choqués par les situations, même s’ils appréciaient le style de l’auteur. Montesquieu écrivait en 1734 : « Toutes les actions […] ont pour motif l’amour qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse. » Ils s’attachaient d’ailleurs surtout au personnage de des Grieux. C’est au XIXe siècle que Manon Lescaut, le personnage, devient l’héroïne par excellence, dont on retrouve le type dans de nombreuses œuvres : la femme légère, amoureuse et vénale, régénérée par les épreuves et tuée par le destin. Le livre de Prévost inspire alors d’autres écrivains (par exemple Dumas fils et sa Dame aux camélias) et connaît surtout de nombreuses adaptations, au théâtre, à l’opéra (Aubert, Massenet, Puccini), puis plus tard au cinéma (notamment Clouzot). Ce n’est que dans la seconde moitié du XXe siècle que la critique littéraire a réévalué l’importance de des Grieux. Mais c’est toujours la figure de Manon qui interpelle, et d’ailleurs le grand public ne connaît ce livre que sous le simple titre de Manon Lescaut. Ce récit, devenu un des grands livres emblématiques de la mythologie amoureuse en Occident, a créé un nouveau type de littérature et annoncé une nouvelle sensibilité, ce qu’a bien résumé Maupassant : « De l’abbé Prévost nous arrive la puissante race des observateurs, des psychologues […] C’est avec Manon Lescaut qu’est né l’admirable forme du roman moderne » (Chroniques, 1889).