Rencontre avec Manon Lescaut

Première partie

Première rencontre du narrateur avec Manon Lescaut et des Grieux

La curiosité me fit descendre de mon cheval, que je laissai à mon valet, et étant entré avec peine en perçant la foule, je vis en effet quelque chose d'assez touchant. Parmi les douze filles, qui étaient enchaînées six à six par le milieu du corps, il y en avait une dont l'air et la figure étaient si peu conformés à sa condition, qu'en tout autre état je l'eusse prise pour une princesse. Sa tristesse-et la saleté de son linge et de ses habits l'enlaidissaient si peu, que sa vue m'inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L'effort qu'elle faisait pour se cacher était si naturel, qu'il paraissait venir d'un sentiment de décence et de modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier, et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle fille. […] Voilà un jeune homme, ajouta l'archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur son sujet. Il l'a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son frère ou son amant. Je me tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était assis : il paraissait être dans une rêverie profonde. Je n'ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il était mis fort simplement ; mais on distingue au premier coup-d'œil une personne qui a de la naissance et de l'éducation. Je m'approchai de lui. […] Voulez-vous bien satisfaire la curiosité que j'ai de connaître cette belle personne, qui ne me paraît point faite pour le triste état où je la vois ? Il me répondit honnêtement […] que je l'aime avec une passion si violente, qu'elle me rend le plus infortuné de tous les hommes. J'ai tout employé à Paris pour obtenir sa liberté. Les sollicitations, l'adresse et la force m'ont été inutiles; j'ai pris le parti de la suivre, dût-elle aller au bout du monde. Je m'embarquerai avec elle; je passerai en Amérique.

 

Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731.
> Texte intégral : Paris, E. Bourdin, 1839