Hésitations de Des Grieux
Première partie
L'adresse était à moi, et l'écriture de sa main. Je l'ouvris avec un frisson mortel : elle était dans ces termes.
« Je te jure, mon cher Chevalier, que tu es l'idole de mon cœur, et qu'il n'y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t'aime; mais ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme, que dans l'état où nous sommes réduits, c'est une sotte vertu que la fidélité, crois-tu qu'on puisse être bien tendre lorsqu'on manque de pain ? La faim me causerait quelque méprise fatale ; je rendrais quelque jour le dernier soupir, en croyant en pousser un d'amour. Je t'adore, compte là-dessus ; mais laisse-moi pour quelque temps le ménagement de notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets ; je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. Mon frère t'apprendra des nouvelles de ta Manon, et qu'elle a pleuré la nécessité de te quitter ».
Je demeurai, après cette lecture, dans un état qui me serait difficile à décrire; car j'ignore encore aujourd'hui par quelle espèce de sentiments je fus alors agité. Ce fut une de ces situations uniques auxquelles on n'a rien éprouvé qui soit semblable ; on ne saurait les expliquer aux autres, parce qu'ils n'en ont pas l'idée; et l'on a peine à se les bien démêler à soi-même, parce qu'étant seules de leur espèce cela ne se lie à rien dans la mémoire, et ne peut même être rapproché d'aucuns sentiments connus. Cependant, de quelque nature que fussent les miens, il est certain qu'il devait y entrer de la douleur, du dépit, de la jalousie et de la honte. Heureux, s'il n'y fût pas entré encore plus d'amour ! Elle m'aime, je le veux croire; mais ne faudrait-il pas, m'écriai-je, qu'elle fût un monstre pour me haïr?
Quels droits eut-on jamais sur un cœur, que je n'aie pas sur le sien ? Que me reste-t-il à faire pour elle, après tout ce que je lui ai sacrifié ? Cependant elle m’abandonne, et l'ingrate se croit à couvert de mes reproches, en me disant qu'elle ne cesse pas de m'aimer. Elle appréhende la faim ; Dieu d'amour !
Quelle grossièreté de sentiments, et que cela répond mal à ma délicatesse ! Je ne l'ai pas appréhendé, moi qui m'y expose si volontiers pour elle, en renonçant à ma fortune et aux douceurs de la maison de mon père, moi qui me suis retranché jusqu'au nécessaire, pour satis- faire ses petites humeurs et ses caprices.
Elle m'adore, dit-elle. Si tu m'adorais, ingrate, je sais bien de qui tu aurais pris des conseils; tu ne m'aurais pas quitté du moins sans me dire adieu.
C'est à moi qu'il faut demander quelles peines cruelles on sent à se séparer de ce qu'on adore. Il faudrait avoir perdu l'esprit pour s'y exposer volontairement.
Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731.
> Texte intégral : Paris, E. Bourdin, 1839