L’introuvable livre des PenséesDu manuscrit autographe aux éditions de Port-Royal, par Jean-Marc Chatelain

Portrait de Blaise Pascal, à mi-corps, de trois quarts à droite

« Pascal a-t-il écrit les Pensées ? » demandait en 2007 un numéro de la revue Littératures : question provocante, tant elle paraît oiseuse et prend à revers une conviction ancrée dans nos esprits comme une évidence naturelle. Par une longue tradition puissamment relayée par l’ensei­gnement scolaire, les Pensées appartiennent si étroitement au patrimoine lit­téraire de la France, elles sont à ce point reçues comme l’un des premiers chefs-d’œuvre de la prose de pensée, que demander si Pascal en est l’auteur revient à mettre en cause jusqu’à l’ins­titution de la littérature elle-même : celle-ci ne serait-elle à son tour rien de plus qu’une convention, avec la part d’arbitraire et d’illusion que cela suppose, rien d’autre qu’une réalité coutu­mière à rapporter aux « grandeurs d’établissement » dont parle le second des Discours sur la condition des grands ? « Pascal auteur des Pensées » n’est-il rien de plus qu’une représentation accréditée de Pascal, un effet de notre « imagination » comme lui-même l’aurait dit, qu’il conviendrait dès lors de mettre à l’épreuve du soupçon formulé dans le fragment 158 : « Qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? »
En plus de l’habitude de nos conceptions, la question posée par la revue Littératures vient encore heurter le sens commun, puisque les Pensées sont l’une des très rares œuvres de la littérature française antérieure au XVIIIe siècle dont on ait conservé le manuscrit original autographe. Que Pascal en soit l’auteur, quelle meilleure preuve que cette signature ? Et pourtant, la question a plus de pertinence que de demander si Montaigne a écrit les Essais ou si Phèdre est de Racine. Car rien n’est plus incertain que le texte des Pensées, ou, pour être plus exact, rien n’est plus incertain que le livre des Pensées. Nulle instruction orale, nulle indication explicitement écrite n’a été laissée par Pascal avant de mourir, qui permettrait de connaître avec certitude la forme et la destination qu’il souhaitait ultimement donner à la nombreuse matière des notes et des fragments qu’il avait accumulés, avec les intermittences dues à la maladie, entre 1656 et 1662. Quel tri fallait-il faire dans cette masse de papiers pour aboutir à la forme recevable d’un livre ? Quel sort réserver aux pensées que la préface de l’édition originale de 1670 déclare « trop obscures ou trop impar­faites », celles-ci simples amorces d’un développement jamais advenu, celles-là consignant une fulgurance de la pensée aussi claire pour l’auteur qu’immédiatement rentrée dans l’obscurité pour tout autre ? Enfin quel ordre donner à ce qu’il convenait de retenir, et au titre de quelle convention ?

Masque mortuaire de Blaise Pascal

Des copies de copies

À toutes ces questions, le silence de Pascal n’offrait aucune réponse, abandonnant à d’autres la responsabilité des décisions éditoriales qui, d’un ensemble de papiers, feraient un livre. C’est en ce sens que les Pensées ne sont pas seulement l’œuvre d’un auteur, mais aussi le fruit d’une histoire éditoriale, faite de multiples hésitations et de négociations difficiles. Elle s’ouvrit au len­demain de la mort de Pascal. De même qu’on prit une empreinte de plâtre de son visage pour faire ensuite exécuter le portrait qui n’avait jamais été peint de son vivant, on prit copie de ses papiers en leur état : en quelque sorte une autre empreinte, d’un autre corps. Le fait est rapporté par Étienne Périer, son neveu, auteur de la préface de 1670 : « Comme l’on savait le dessein qu’avait M. Pascal de travailler sur la religion, l’on eut un très grand soin, après sa mort, de recueillir tous les écrits qu’il avait faits sur cette matière. On les trouva tous ensemble enfilés en diverses liasses, mais sans aucun ordre et sans aucune suite, parce que, comme je l’ai déjà remarqué, ce n’était que les pre­mières expressions de ses pensées qu’il écrivait sur de petits morceaux de papier à mesure qu’elles lui venaient dans l’esprit. Et tout cela était si imparfait et si mal écrit qu’on a eu toutes les peines du monde à les déchiffrer. La première chose que l’on fit fut de les faire copier tel qu’ils étaient, et dans la même confusion qu’on les avait trouvés. »

Blaise Pascal, Pensées

La  « première copie »

Cet acte inaugure la phase de préparation de l’édition. Des témoignages matériels nous en ont été conservés, dont l’interprétation est toutefois plus délicate qu’il n’y peut paraître d’abord. La copie dont parle Étienne Périer est-elle l’actuel manuscrit Français 9203 de la Bibliothèque nationale de France ? Reprenant une hypothèse déjà formulée par Zacharie Tourneur dans les années 1930, Louis Lafuma, dont les éditions des Pensées firent durable­ment autorité, en était convaincu. Il est vrai que l’étude paléographique de ce manuscrit comme son étude codicologique – celle qui s’attache à l’analyse de sa constitution matérielle – semblent parler en ce sens : l’une permet d’identifier la présence de deux mains, celle d’un copiste et celle d’un correcteur qui a, d’après les originaux, comblé les lacunes de lecture du précédent ou corrigé un certain nombre de ses erreurs ; l’autre conduit à constater que le volume est fait d’une suite de cahiers comptant un nombre irrégulier de feuillets. Cette bizarrerie s’explique par la volonté de répartir dans des cahiers distincts des groupes de textes inégalement importants, constitués par des suites plus ou moins longues de fragments que lie une unité intellectuelle : tantôt des textes que Pascal avait notés à la suite, sur une même feuille ou un même ensemble de feuilles, tantôt des textes qu’il avait découpés de leur feuille d’origine pour procéder à des rapprochements, en cousant ensemble les morceaux ainsi découpés ici et là afin de constituer des paquets comparables aux « sacs de procédure » que les gens de justice avaient coutume de former pour l’instruc­tion d’une même affaire. Ce sont là les « liasses » dont parle Étienne Périer, qui font que dans de nombreux cas, des marques de piqûre, traces de passage d’un lien, demeurent visibles sur les originaux même après qu’ils furent réunis et collés sur de grandes feuilles au début du XVIIIe siècle. La structure matérielle du manuscrit Français 9203 épouse ainsi une structure textuelle, dans une rigoureuse fidélité qui invite à penser qu’il s’agit bien là d’une copie des manuscrits originaux « tels qu’ils étaient », reproduisant leur cohésion sans cohérence : cohésion des regroupements auxquels avait procédé Pascal (« enfilés en diverses liasses »), mais incohérence de leur succession (« sans aucun ordre et sans aucune suite »).

Blaise Pascal, Pensées

La  « deuxième copie »

L’existence d’une autre copie, due à la même main mais d’une écriture un peu plus soignée, vient cependant bousculer cette conclusion. Appelée par convention « deuxième copie » pour la distinguer du manuscrit Français 9203 dénommé quant à lui « première copie », elle forme une partie du manuscrit Français 12449 de la Bibliothèque nationale de France. Jean Mesnard s’est le premier livré à une comparaison très attentive des deux copies, dont les résultats ont été publiés dans un article magistral en 1971. La deuxième se distingue de la première par une structure matérielle continue (on a recopié le texte sur des cahiers de longueur identique, sans changer d’unité matérielle quand on changeait de liasse ou de dossier), elle contient un dossier supplé­mentaire consacré à la fable d’Esdras, enfin elle dispose les autres groupes de textes dans un ordre en plus d’un point différent. Derrière la différence codicologique de structure apparaît en revanche une quasi-identité philolo­gique d’établissement du texte, qui permet d’affirmer que les deux copies sont étroitement apparentées puisqu’on y retrouve les mêmes erreurs de lecture. Il existe toutefois quelques fautes de transcription que commet l’une et que ne commet pas l’autre, la fidélité à la leçon de l’original appartenant tantôt à la première, tantôt à la deuxième. Or si l’une avait été copiée sur l’autre, cette oscillation serait impossible. Il faut en conclure à l’existence d’un chaînon intermédiaire entre les originaux et ces deux copies : les manuscrits Français 9203 et Français 12449 ont été réalisés à partir d’un même modèle, une préa­lable copie de l’original aujourd’hui disparue, par rapport à laquelle les deux suivantes ont chacune apporté leur propre lot d’erreurs. Ce qu’on appelle « première » et « deuxième » copies ne sont donc pas les première et deuxième copies du recueil original des Pensées, mais les copies d’une copie. Cette « copie primitive », ainsi que la baptise J. Mesnard, est probablement celle dont parle la préface d’Étienne Périer. Ajoutons enfin que les traces de correction d’après les originaux qu’on remarque dans la première copie supposent que celle-ci a été prise sur la copie primitive très tôt, avant amendement de la transcription : le correcteur aura ensuite procédé aux interventions nécessaires à la fois sur la copie primitive et sur la première copie, tandis que la deuxième aura été prise sur la copie primitive après correction.
L’analyse des manuscrits subsistants permet ainsi de reconstituer un scé­nario du travail initial plus précis que le récit fourni par Étienne Périer. On a commencé par transcrire la première lecture des originaux en établissant une copie organisée par cahiers respectant la structure intellectuelle des papiers, et on en a aussitôt effectué un double : ce sont respectivement la copie primi­tive et la première copie. Puis un correcteur est intervenu parallèlement sur l’une et sur l’autre pour réduire les défauts de la première lecture, erreurs ou manques. Ainsi était résolue la redoutable difficulté paléographique posée par l’écriture très cursive de Pascal : on disposait désormais d’une version exploi­table des originaux. Quant à la deuxième copie, le fait qu’elle soit de la même main que la première incite à penser qu’elle ne lui est guère postérieure. L’une et l’autre ont dû être exécutées vers 1662-1663, si l’on se fie à cette note que le copiste a inscrite sur chacune en marge d’un même passage : « Ceci est écrit de la main de M. Constant », mention qui désigne Pierre Nicole par un pseudonyme qu’il n’a utilisé qu’en 1661-1662, du temps où les figures de proue de Port-Royal étaient réduites à la clandestinité.

 
Blaise Pascal, Pensées
Blaise Pascal, Pensées
Portrait de Pierre Nicole
 

Un « comité » d’édition

La minutieuse enquête menée par J. Mesnard permet dès lors de deviner le rôle assigné aux deux copies qui sont par­venues jusqu’à nous. La deuxième était manifestement une copie d’archive, destinée à conserver une photographie de l’état dans lequel se trouvaient les papiers de Pascal à sa mort : elle était « la copie de référence, la copie étalon », comme l’écrit Philippe Sellier qui, en conséquence, a réglé sur elle l’ordre du texte observé dans les éditions des Pensées qu’il a publiées en 2000 et 2011. La première était par contre une copie de travail, dont les unités constitutives pouvaient être séparées pour circuler entre les personnes chargées de travailler à l’édition. Cela explique qu’on ait pu perdre en chemin le cahier consacré à la fable d’Esdras ; mais l’hypothèse est surtout confirmée par la présence de diverses marques manuscrites sans équivalent dans la deuxième copie, demeurée beaucoup plus propre. Ultérieures au travail de transcrip­tion du copiste et du correcteur, les interventions sont le fait de trois mains différentes, dans lesquelles on a reconnu celles d’Antoine Arnauld, de Pierre Nicole et d’Étienne Périer. Ainsi l’analyse paléographique de ce manus­crit rejoint ce qu’on sait par ailleurs du travail éditorial effectué sur les papiers adressa le 7 décembre 1668 à Gilberte Périer, établie au château de Bien-Assis près de Clermont. Il y faisait explicitement référence à un petit groupe de personnes occupées à préparer une édition et citait au moins les princi­pales d’entre elles, en cherchant à se justifier de s’être « rendu au sentiment de M. de Roannez, de M. Arnauld, de M. Nicole, de M. du Bois, et de M. de la Chaise, qui tous conviennent d’une voix que les pensées de M. Pascal sont mieux qu’elles n’étaient, sans toutefois qu’on puisse dire qu’elles soient autres qu’elles étaient lorsqu’elles sont sorties de ses mains, c’est-à-dire sans qu’on ait changé quoi que ce soit à son sens et à ses expressions ». Voici indiquée la composition du « comité » – l’expression est de Sainte-Beuve, dans son Port-Royal – qui se chargea de l’édition des Pensées : deux grands nobles convertis à la piété janséniste, le duc de Roannez et le comte de Brienne, deux autorités théologiques de Port-Royal, Antoine Arnauld et Pierre Nicole, deux fidèles de Roannez, Philippe Goibaut du Bois et Nicolas Filleau de La Chaise. À ces hommes s’ajoute évidemment la famille de Pascal, représentée par Gilberte et Florin Périer et leur fils aîné, Étienne.

 
Portrait d’Antoine Arnauld
Portrait de Pierre Nicole
Portrait de Gilberte Pascal
 

Une autre lettre de Brienne à Gilberte Périer, écrite quelques semaines plus tôt, le 16 novembre 1668, offrait un aperçu de la manière dont le travail s’organisait entre Paris et Clermont – deux points géographiques qui consti­tuent aussi, dans les années qui suivent la mort de Pascal, les deux grands pôles où s’entretient sa mémoire, partagée entre d’un côté l’ami, le duc de Roannez, de l’autre la sœur, Gilberte, et son mari Florin Périer. En ce jour de novembre 1668, Étienne Périer est chez Brienne : ensemble ils ont « travaillé tout le jour céans pour mettre la dernière main aux fragments de Monsieur votre illustre et bienheureux frère, après qu’ils ont subi tous les examens de M. de Roannez, ce qui n’est pas peu de chose. […] M. de Roannez est très content, et assurément on peut dire que lui et ses amis ont extrêmement tra­vaillé. Je crois que vous devez l’en remercier. Nous allons encore faire une revue, M. votre très cher fils et moi, après laquelle il n’y aura plus rien à refaire, et je crois que notre dessein ne vous déplaira pas, ni à M. Périer que je salue ici avec votre permission, puisque nous ne faisons autre chose que de voir si l’on ne peut rien restituer des fragments que M. de Roannez a ôtés. […] Envoyez-nous au plus tôt les cahiers de M. Pascal qui vous restent, et qui nous manquent, et mandez-nous votre dernière volonté : nous l’exécuterons très ponctuellement. […] Il nous manque diverses pensées sur les divers sens de l’Écriture, que la loi est figurative, etc., et encore les preuves de la véritable religion par les contrariétés qui se trouvent dans la nature de l’homme et par le péché originel ; cela doit être admirable ». Ainsi le duc de Roannez apparaît comme le maître d’œuvre de l’édition des Pensées : le petit groupe qu’il anime se charge de préparer le texte à partir des cahiers envoyés par Gilberte Périer. Celle-ci détient non seulement les originaux mais aussi les copies (puisque manifestement Brienne n’a accès aux liasses pascaliennes qu’à mesure de leur expédition), et elle doit en retour faire connaître son avis sur le travail effectué en vue d’une nouvelle révision d’où sortira le texte qu’on souhaite imprimer – Brienne se chargeant des relations avec le libraire qui entreprendra la publication.

Veue et perspective du chasteau d’Oyron en Poictou à 2 lieues de Thouars…

Sainte-Beuve disait qu’à la lecture de ces deux lettres, on assistait à « la fabrique intérieure de l’édition ». C’est que derrière la réalité vivante des échanges au gré desquels le livre s’élabore, on découvre aussi l’existence d’un conflit profond dont l’édition de 1670 a gardé la trace. Car de Clermont à Paris s’étend la longue distance qui sépare la lettre de l’esprit, si l’on peut ainsi résumer les deux grands partis éditoriaux qui s’offraient aux proches de Pascal. Du côté de Roannez, le choix est d’opérer un tri parmi ses papiers, retenir les « fragments » qui ont été suffisamment travaillés par l’auteur pour être imprimés en leur état, laisser de côté ceux que l’inachèvement paraît rendre définitivement impropres à la publication, mais aussi polir ou com­pléter la forme de ceux dont l’ellipse laisse deviner la pleine figure avec une certitude suffisante. Être fidèle à Pascal est être fidèle à l’esprit dans lequel on estimait qu’il avait rédigé les notes trouvées à sa mort. C’est à quoi ne pouvait consentir Gilberte Périer, pour qui il y avait là trop de part laissée à l’interprétation, trop de risques d’enfermer le génie de son frère dans la mesure ordinaire des hommes : Pascal s’y évanouirait dans une idée de Pascal, ses pensées dans leur glose. Ce qui n’était pas publiable devait certes être omis, mais ce qu’on publierait devait être scrupuleusement fidèle à ce que Pascal avait lui-même écrit. Ces arguments se lisent à l’arrière-plan des justifica­tions que donne Brienne à sa correspondante le 7 décembre 1668 (« On n’a pas fait une seule addition. Vous avez regardé le travail de M. de Roannez comme un grand commentaire, et rien n’est moins semblable à ce qu’il a fait que cette idée que vous vous en étiez formée ») et sous les reproches qu’il lui adresse, après une concession toute rhétorique : « Il est certain que vous avez quelque raison, Madame, de ne vouloir pas qu’on change rien aux pensées de M. votre frère. […] Mais comme ce qu’on y a fait ne change en aucune façon le sens ni les expressions de l’auteur, mais ne fait que les éclaircir et les embellir, et qu’il est certain que s’il vivait encore il souscrirait sans difficultés à tous ces petits embellissements et éclaircissements qu’on a donnés à ses pensées, et qu’il les aurait mises lui-même en cet état s’il avait vécu davantage et s’il avait eu le loisir de les repasser, puisque l’on n’a rien mis que de nécessaire et qui vînt naturellement à l’esprit à la première lecture qu’on fait des fragments, je ne vois pas que vous puissiez raisonnablement et par un scrupule que vous me permettrez de dire qui serait très mal fondé, vous opposer à la gloire de celui que vous aimez. […] Vous ne devez point craindre qu’on diminue la gloire de l’auteur en voulant l’augmenter, et que le monde, sachant qu’on a travaillé sur ses écrits, ne puisse plus discerner ce qui est de l’auteur et ce qui est des correcteurs. »
Un compromis fut trouvé, dont fait état le post-scriptum de la lettre de Brienne à Gilberte Périer, daté du 11 décembre : « Je ne puis dire, Madame, la joie que j’ai eue de voir la lettre du 30 novembre que vous avez écrite à M. de Roannez, et qu’il m’a envoyée aussitôt ; c’est une réponse par avance à cette grande lettre que je vous écris présentement. Cependant je ne ferai point commencer à imprimer, quoique la chose presse extrêmement, que je n’aie eu votre dernière réponse à tout ce que je vous mande, quoique ce que vous avez mandé à M. de Roannez me donne lieu d’espérer que votre réponse sera aussi favorable que nous le souhaitons. Je vous dois dire, Madame, que M. votre fils est bien aise de se voir bientôt au bout de ses sollicitations auprès de moi et de vos autres amis, et de n’être plus obligé à nous tenir tête avec l’opiniâtreté qu’il faisait et dont nous ne pénétrions pas bien les raisons. » À ces lignes fait écho ce qu’écrivait Étienne Périer dans la préface de 1670, lorsqu’il déclarait que devant l’impos­sibilité d’achever les textes de Pascal en demeurant fidèle à sa pensée – car il est « presque impossible de bien entrer dans la pensée et dans le dessein d’un auteur, et surtout d’un auteur mort » – et celle de publier un livre lisible et donc utile au public en les offrant en l’état, le choix avait été d’adopter un parti intermédiaire : « L’on a pris seulement parmi ce grand nombre de pen­sées celles qui ont paru les plus claires et les plus achevées ; et on les donne telles qu’on les a trouvées, sans rien y ajouter ni changer, si ce n’est qu’au lieu qu’elles étaient sans suite, sans liaison, et dispersées confusément de côté et d’autre, on les a mises dans quelque sorte d’ordre, et réduit sous les mêmes titres celles qui étaient sur les mêmes sujets ; et l’on a supprimé toutes les autres qui étaient ou trop obscures, ou trop imparfaites. »

Divers traitez de piété

Un problème d’interprétation

Ces déclarations méritent d’être confrontées à la réalité du texte de 1670. Est-il vrai que rien n’a été « ajouté ni changé » que l’ordre des pensées ? que seules ont été écartées celles qui manquaient de clarté et réclamaient un trop grand effort d’interprétation pour être bien comprises ? Et dans quelle mesure l’imposition d’un ordre posthume ne constitue-t-elle pas une addi­tion et une altération majeures apportées au « dessein d’un auteur mort » ? À la première de ces questions, Victor Cousin a commencé d’apporter une réponse dès 1842, en appelant à une nouvelle édition des Pensées qui s’écartât de celles dites « de Port-Royal » (celle de 1670 et sa version augmentée de 1678), demeurées jusqu’au milieu du XIXe siècle la base de toutes les éditions existantes. L’examen du recueil autographe des originaux montre en effet que l’édition de 1670 a altéré leur lettre en plus d’un endroit, en dépit de ce qu’affirmait Étienne Périer : « Le texte de l’édition de Port-Royal prouve que les Périer rabattirent beaucoup de leurs exigences quant au respect des originaux. Le projet du duc [de Roannez] fut sûrement adopté sans grandes retouches. » Les modifications apportées aux formulations originales sont de deux natures. On a d’abord réduit les possibles équivoques de significa­tion et gommé des audaces stylistiques jugées excessives, ici une ellipse trop éloignée des conventions syntaxiques, là une image au-delà des convenances et des ménagements du discours, qui pouvait paraître au lecteur trop forte ou trop basse. D’autres interventions, moins nombreuses, ont porté sur le contenu théologique et correspondent à une partie des modifications qui, dans la première copie, apparaissent dans certains cahiers de la main d’Ar­nauld, dans d’autres de celle de Nicole. Coupes, ajouts ou substitutions de termes, elles ont pour effet soit d’apporter plus de rigueur dans l’expression théologique là où Pascal, qui n’était pas théologien de profession, avait pu manquer de précision, soit d’atténuer l’expression de propositions doctri­nales dont la rédaction pouvait offrir un angle d’attaque aux adversaires de Port-Royal.
Cette prudence a été pour partie dictée par les circonstances de la publication : on était entré depuis l’automne 1668 dans la période dite de la « Paix de l’Église », trêve conclue sous l’égide du pape Clément IX dans l’affaire du Formulaire, c’est-à-dire du texte de soumission à la condamnation des cinq propositions tirées de Jansénius dont le roi exigeait la signature de tous les membres du clergé depuis 1661. La résistance opposée à l’injonc­tion du pouvoir avait entraîné depuis 1664 un renforcement de la répression policière du mouvement janséniste. Au moment où le conflit s’apaisait, il ne s’agissait pas de compromettre par une publication intempestive une trêve dont la précarité n’échappait à personne. Mais ces considérations tactiques n’ont sans doute pas été seules à dicter les retouches doctrinales du texte : au-delà de toute politique, il s’agissait, pour la mémoire même de Pascal et l’image de sainteté qu’on s’en faisait – Brienne parle ainsi des « admirables fragments de notre saint » dans sa lettre du 16 novembre 1668 –, d’éviter tout ce qui pouvait être source de scandale, tout ce qui pouvait paraître contraire à la conduite que doit tenir un auteur chrétien.
De fait, les éditeurs ont délibérément voulu resserrer le livre sur sa perspective religieuse. Celle-ci était incontestablement au cœur du propos de Pascal, qui, vers 1658, s’en était ouvert dans un long exposé fait à Port-Royal à quelques proches décrits dans la préface de 1670 comme « plusieurs personnes très considérables de ses amis » – formule qui ne peut qu’inclure au premier chef le duc de Roannez. Ainsi, continue Étienne Périer, « il leur développa en peu de mots le plan de tout son ouvrage ; il leur représenta ce qui en devait faire le sujet et la matière ; il leur en rapporta en abrégé les raisons et les principes, et il leur expliqua l’ordre et la suite des choses qu’il y voulait traiter. […] Après qu’il leur eut fait voir quelles sont les preuves qui font le plus d’impression sur l’esprit des hommes, et qui sont les plus propres à les persuader, il entreprit de montrer que la religion chrétienne avait autant de marques de certitudes et d’évidence que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables ». L’objet de Pascal était donc de rédiger une apologie de la religion chrétienne, non pas un exposé systématique de ses dogmes mais une démonstration de sa légitimité propre à convaincre ceux qui en doutaient afin de les disposer à la conversion. Aussi le tri que le duc de Roannez et ses amis ont opéré n’a-t-il pas été dicté par les seuls critères de l’inachèvement et de l’obscurité : ils ont également écarté les fragments qui, à leurs yeux, ne s’inséraient pas de manière évidente dans ce plan. De là l’omis­sion des fragments que leur ton polémique inscrivait plutôt dans la continuité des Provinciales, c’est-à-dire dans le genre des écrits de combat contre des déviances doctrinales internes à l’Église et non pas contre l’incroyance elle-même et l’oubli de Dieu. De là aussi le choix d’écarter les fragments de nature plus politique que théologique ou morale.
De là encore, la décision de modifier l’ordre interne des textes par des rap­prochements thématiques invitant tantôt à éclater la suite d’un fragment en pensées diverses, tantôt à réunir au contraire des fragments distincts dans la suite d’une même pensée. À l’échelle générale du livre et non plus de chaque pensée, un semblable travail a conduit à adopter un plan de classement dont un avertissement placé en tête de l’édition de 1670 annonçait clairement qu’il n’était en rien celui de Pascal, considéré comme irrémédiablement perdu et impossible à retrouver en dépit du souvenir de la conférence de 1658 : « Les chapitres de ce recueil sont pour la plupart composés de quantité de pensées toutes détachées les unes des autres, et qui n’ont été mises ensemble sous les mêmes titres que parce qu’elles traitent à peu près des mêmes matières. » Certains fragments contenaient pourtant les indices d’un possible ordre dis­cursif, notamment le fragment 46 intitulé « Ordre » :

« Les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison. Vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie, et puis montrer qu’elle est vraie. Vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme. Aimable parce qu’elle promet le vrai bien. »

Mais négligeant de semblables témoignages, négligeant aussi les regroupements auxquels Pascal avait lui-même procédé en formant ses liasses, les éditeurs de 1670 ont préféré constituer une suite de chapitres thématiques répartis en trois grands ensembles. Le premier, du chapitre Ier au chapitre XX, est consacré à la défense pascalienne de la religion chrétienne, le second, du cha­pitre XXI au chapitre XXVI, à l’anthropologie pascalienne (ainsi la connais­sance de l’homme vient après la promesse du vrai bien, au contraire du des­sein de Pascal), le troisième, du chapitre XXVII au chapitre XXXII, réunit des pensées sur de multiples sujets : « pensées sur les miracles », « pensées chrétiennes », « pensées morales », « pensées sur la mort » (qui n’appartiennent pas au recueil autographe et à ses copies, mais proviennent de la lettre de consolation que Pascal avait écrite le 17 octobre 1651, après la mort de son père, à Gilberte et Florin Périer, « pensées diverses », le tout s’achevant par la publication de la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. Comme l’écrit Marie Pérouse, « c’est le souci de donner à lire les pro­ductions jugées les plus admirables de Pascal qui fonde la dernière section du livre, davantage qu’un quelconque critère formel » : on a manifestement voulu offrir une image de la profondeur d’esprit de Pascal, mais en ayant soin de l’inscrire dans un mouvement général de spiritualité chrétienne qui, des miracles aux maladies, conduit de la considération de Dieu à l’appel que la créature adresse au Créateur, ou de la conversion comme objet de la pensée à la conversion en acte, telle qu’elle s’effectue dans le geste de la prière.

Pascal (Blaise), Pensées de M. Pascal sur la religion, et sur quelques autres sujets, qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers

L’« édition pré-originale » de 1669

Adopter un tel plan et redistribuer la matière des liasses originales en chapitres thématiques dont la suite ne répondait plus au dynamisme dia­lectique que Pascal avait envisagé revenait finalement à obscurcir l’origi­nalité du projet pascalien, voire à le dénaturer, comme l’a souligné Antony McKenna : « Les éditeurs ont renoncé à publier une apologie pascalienne ; du dossier des Pensées ils ont constitué un ouvrage de dévotion et de méditation adressé aux fidèles. Ils ne parlent donc pas du point de vue de l’incroyance, mais de celui de la foi. »
La mise au point de l’édition originale des Pensées ainsi conçue se poursui­vit jusqu’à la fin de l’année 1669. On a coutume de parler de l’existence d’une « édition pré-originale » parue en 1669, dont on ne connaît plus aujourd’hui que deux exemplaires. Cette dénomination devrait néanmoins être abandonnée : car il n’y eut pas d’édition précédant l’originale datée de 1670, mais une seule et même édition dont la publication s’opéra en deux temps. Le livre fut d’abord imprimé à l’été 1669, sous une page de titre portant cette date et l’adresse du libraire Guillaume Desprez, sans le cahier des approba­tions ecclésiastiques (destiné à prendre place entre la préface et le texte des Pensées) ni les cahiers finaux de table des matières. Il ne fut distribué en l’état qu’à un petit nombre de personnes, notamment les évêques dont on sollicitait l’approbation. Cette diffusion restreinte constituait en quelque sorte un élar­gissement du « comité » : les avis recueillis, en même temps sans doute que la poursuite du travail des éditeurs, permirent d’apporter quelques dernières modifications en vue de la publication définitive. Elles y furent introduites au moyen de cartons : c’est-à-dire qu’au lieu de procéder à une nouvelle composi­tion typographique de l’ensemble de l’ouvrage, on se contenta de recomposer les feuillets contenant les passages modifiés et de les substituer aux feuil­lets originels devenus caduques – ces feuillets de substitution étant ce que le vocabulaire technique de l’imprimerie désigne du terme de « cartons ». On imprima également, dans cette dernière étape, l’intégralité de la table des matières et le cahier des approbations ecclésiastiques, suivies de l’extrait du privilège royal que Florin Périer avait eu soin de prendre dès décembre 1666 pour éviter tout risque d’édition subreptice. Dès lors complète, l’édition de Port-Royal parut dans les premiers jours de l’année 1670, sous une page de titre portant cette date et avec un achevé d’imprimer du 2 janvier 1670.

Blaise Pascal, Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont esté trouvées aprés sa mort parmy ses papiers

Le succès fut tel que Desprez ne tarda pas à mettre sur le marché une deu­xième puis une troisième édition, parues en 1670 et 1671. De même, désireux de participer aux bénéfices d’une excellente affaire de librairie mais empêchés de le faire ouvertement par le privilège que Florin Périer avait cédé à Desprez, des libraires lyonnais publièrent des contrefaçons : elles portent faussement l’adresse de Desprez à Paris mais le matériel typographique qu’elles utilisent trahit leur origine lyonnaise. En outre, elles se distinguent aisément des éditions parisiennes par le fait qu’elles présentent, en tête du texte des Pensées, des bandeaux ornementaux différents de celui qu’on trouve dans les éditions de Desprez, où l’on voit la chapelle du collège parisien des Quatre-Nations (aujourd’hui coupole de l’Institut) en chantier, accompagnée des mots latins Pendent opera interrupta (« les travaux interrompus sont en suspens »), citation de l’Énéide exprimant bien la perplexité des éditeurs devant la tâche qu’ils avaient à entreprendre : car le suspens de l’œuvre dicte l’indécision même de son achèvement. Deux des trois contrefaçons lyonnaises connues portent la date de 1670, la troisième celle de 1672. Il est probable que toutes aient été le fait du libraire Adam Demen, qui se fit attri­buer officiellement une permission d’imprimer à l’expiration du privilège de Desprez, en 1675, et publia alors une nouvelle édition sous son nom. De même, à Rouen, le libraire David Berthelin profita de l’expiration du privilège pour publier lui aussi une édition en 1675.

Blaise Pascal, Pensées de M. Pascal sur la religion, et sur quelques autres sujets, qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers. Nouvelle edition augmentée de plusieurs pensées du mesme autheur

Les éditions Desprez

Pendant ce temps, on travaillait encore à améliorer le texte qu’avait publié Desprez. La première copie des Pensées pré­sente de nombreuses marques de travail qui n’ont pas servi à l’édition de 1670, mais à la préparation de celle que Desprez fit paraître en 1678. Celle-ci s’inscrit dans la parfaite continuité de celles de 1670 et 1671, dont elle reprend exactement la structure : elle en fournit simplement une version corrigée et augmentée d’une quaran­taine de fragments. Elle ajoute également trois textes de Nicolas Filleau de la Chaise. Le premier est un Discours sur les Pensées de M. Pascal, rédigé en étroite liaison avec le duc de Roannez. Destiné à l’origine à servir de préface à l’édi­tion originale, il avait été refusé par la famille Périer et en conséquence publié sous forme séparée par son auteur en 1672. Les deux autres textes se rattachent à la perspective apologétique des Pensées, qu’il s’agisse du Discours sur les preuves des livres de Moïse (publié d’abord à la suite du Discours sur les Pensées de M. Pascal en 1672) ou du plus bref discours Qu’il y a des démonstra­tions d’une autre espèce et aussi certaines que celles de la géométrie et qu’on en peut donner de telles pour la religion chrétienne. Pour qu’elle trouve sa physionomie définitive, l’édition de Port-Royal ne devait plus s’enrichir que d’un dernier texte : la Vie de M. Pascal rédigée par sa sœur Gilberte. Ce récit biographique et hagiographique fut publié d’abord sous forme séparée en 1684 par le libraire d’Amsterdam Abraham Wolfgang, qui l’adjoignit peu après à l’édition des Pensées qu’il fit paraître la même année. Deux ans plus tard, en 1686, une édition hollandaise des Pensées publiée sous la fausse adresse de Desprez à Paris faisait de même, exemple que suivirent les éditions lyon­naises dès 1687, puis les éditions parisiennes à partir de 1702.
Ainsi augmentée de tous ces textes d’accompagnement, l’édition de Port-Royal des Pensées avait achevé de se constituer en un grand monument érigé à la mémoire de Pascal. Elle était devenue le tombeau où se fixait dans une image de piété, offerte à la contemplation et méditation de tous, la réalité vivante d’un texte qui obéit au contraire à un perpétuel mouvement de fuite, propre à mettre au défi tout arrêt dans la forme d’un livre. Car ce mouvement n’est pas tant la propension du discours à la digression, explicitement revendiquée par Pascal, que l’élan intérieur d’une écriture qui ne cesse de s’interrompre et de se reprendre, comme l’effet produit par la force inchoative d’une conversion qui, jamais acquise, tendant sans terme ni repos à sa fin – car « il y a un Dieu dont les hommes sont capables, et il y a une corruption dans la nature qui les en rend indignes » –, ne peut s’accomplir en vérité que dans l’effort infini de son essai toujours recommencé.