Un travail méthodiqueYves Laissus

Vue du cabinet de Buffon et de la tour de Montbard

Dans sa maison de Montbard, richement reconstruite à partir de 1734, et à laquelle il a annexé les ruines du château médiéval qui la surplombent, Buffon passe les mois ensoleillés. Ainsi, tout en s'informant par correspondance de la vie du Jardin du roi, il peut gérer ses biens, poursuivre ses expériences de sylviculture, se faire, à partir de 1760, métallurgiste en créant à Buffon des forges dont il fait une véritable usine où travaillent jusqu'à quatre cents ouvriers. Surtout, il peut, loin des obligations de la capitale, consacrer le meilleur de son temps à l'œuvre de sa vie : L'Histoire naturelle. À l'origine, il s'agit d'une description du Cabinet d'histoire naturelle du roi, demandée par Maurepas, mais, très vite, Buffon conçoit un projet beaucoup plus vaste et, laissant les minutieuses et lassantes descriptions des collections royales à Daubenton, garde du Cabinet, il entreprend de peindre la nature tout entière. Tâche immense, pour laquelle le prospectus diffusé en 1748 prévoit 15 volumes. En fait, à la mort de Buffon, quarante ans plus tard, il y a 35 gros volumes publiés et un 36e sous presse.

Cet énorme travail se divise en plusieurs séries successives pour la rédaction desquelles Buffon s'est adjoint, tout à tour, divers collaborateurs. D'abord, de 1747 à 1767, paraissent les 15 volumes in-40 de l'Histoire naturelle générale et particulière, avec la description du Cabinet du roi. Si les hypothèses sur les origines et la jeunesse de la Terre incluses par Buffon dans son premier tome lui valent, d'entrée de jeu, les attaques de la Faculté de théologie, en revanche, le succès est immédiatement prodigieux. Désormais célèbre, l'auteur de l'Histoire naturelle entre à l'Académie française et prononce pour sa réception, le 25 août 1753, son fameux Discours sur le style. Malgré les critiques nom­breuses, sur le fond ou sur la forme, de Voltaire, Réaumur, d'Alembert et de bien d'autres, auxquelles il ne répond pas, Buffon poursuit son dessein, remplissant ces quinze volumes par des vues générales sur l'histoire naturelle, une théorie de la Terre, des comparaisons entre les trois règnes de la nature, l'histoire naturelle de l'homme et celle des animaux : là, Buffon développe la fameuse théorie, souvent mal comprise, des molécules organiques et du moule intérieur.

Puis vient la description méthodique des quadrupèdes domestiques et sauvages, dont la monotonie est rompue, ici ou là, par des vues générales, souvent importantes et audacieuses, sur la dégénérescence des animaux, par exemple. Quant à Daubenton, il occupe la fin de chaque tome en décrivant les collections du Cabinet du roi correspondant au texte de Buffon. De 1770 à 1783, l'Histoire naturelle des oiseaux est publiée en neuf volumes in-40. Cette édition, illustrée en noir et blanc, est doublée d'une édition de luxe en dix volumes in-folio ornée de planches en couleurs dessinées et gravées par Martinet. Les textes sont de Buffon, avec la collaboration de Guéneau de Montbeillard et de l'abbé Bexon. Daubenton, dont la description du Cabinet a été jugée fastidieuse, est écarté et, de cette disgrâce, gardera une tenace rancune.

Manuscrits de Buffon

Buffon vieillit, mais sa puissance de travail reste intacte. Malgré les critiques qui, pour le rabaisser, voudraient faire attribuer le meilleur de son œuvre à ses collaborateurs : Daubenton, Guéneau de Montbeillard, Bexon, il poursuit. La publication de l'Histoire naturelle des oiseaux n'est pas achevée que déjà paraissent, à partir de 1774, des suppléments aux parties déjà éditées, sup­pléments non négligeables puisqu'ils remplissent sept volumes et contiennent au moins un texte essentiel : le Discours sur les époques de la nature qui attire les foudres de la Sorbonne et aurait coûté cher peut-être à Buffon sans les puissants appuis dont il bénéficiait. Dans ces pages bien oubliées aujourd'hui et pourtant remarquables par la forme aussi bien que par le fond, basées sur l'intuition, mais aussi sur l'expérience, se trouvent en germe la géologie et la paléontologie du XIXe siècle.
Les cinq derniers tomes, parus de 1783 à 1788, c'est-à-dire l'Histoire naturelle des minéraux et le Traité de l'aimant contiennent encore de très beaux passages et des vues pénétrantes, sur les rapports entre matière inerte et matière vivante, par exemple.
 
Au début de 1788, Buffon, sentant la fin approcher, est revenu de Montbard au Jardin du roi. C'est là qu'une dernière crise de gravelle l'emporte, le 16 avril 1788, juste à temps pour le soustraire aux fureurs de la Révolution. Ses funérailles sont grandioses. Il a tout réussi, même sa mort, à laquelle le crépuscule de l'Ancien Régime sert de majestueuse toile de fond. Sa disparition, pourtant, est ressentie avec joie par quelques-uns, avec soulagement par presque tous. Puis viennent les critiques...

On n'a pas fini de discuter les mérites de Buffon, d'énumérer ses erreurs et de souligner ses travers. Son œuvre, toutefois, est trop importante pour qu'on puisse la négliger. Quant au Jardin du roi, devenu le Muséum d'histoire na­turelle, il ne serait sûrement pas ce qu'il est si, entre Fagon et Cuvier, son destin n'avait été lié pour un demi-siècle à celui de ce grand seigneur né bourgeois : Georges Leclerc, comte de Buffon.