Discours sur le styleExtrait

Georges Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788)

Buffon, élu à l’Académie française, y est venu prendre séance le samedi 25 août 1753, et a prononcé le discours de réception qui suit :

« [...] Il s’est trouvé dans tous les temps des hommes qui ont su commander aux autres par la puissance de la parole. Ce n’est que dans les siècles éclairés que l’on a bien écrit et bien parlé. La véritable éloquence suppose l’exercice du génie et la culture de l’esprit. Elle est bien différente de cette facilité naturelle de parler, qui n’est qu’un talent, une qualité accordée à tous ceux dont les passions sont fortes, les organes souples et l’imagination prompte. Ces hommes sentent vivement, s’affectent de même, le marquent fortement au-dehors, et par une impression purement mécanique, ils transmettent aux autres leur enthousiasme et leurs affections. C’est le corps qui parle au corps ; tous les mouvements, tous les signes concourent et servent également. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l’entraîner ? Que faut-il pour ébranler la plupart des autres hommes et les persuader ? un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquens, des paroles rapides et sonnantes. Mais pour le petit nombre de ceux dont la tête est ferme, le goût délicat et le sens exquis, et qui, comme vous, Messieurs, comptent pour peu le ton, les gestes et le vain son des mots, il faut des choses, des pensées, des raisons ; il faut savoir les présenter ; les nuancer, les ordonner ; il ne suffit pas de frapper l’oreille et d’occuper les yeux ; il faut agir sur l’ame et toucher le cœur en parlant à l’esprit.

Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient fort, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelques élégans qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant.

Mais avant de chercher l’ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s’en être fait un autre plus général, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées ; c’est en marquant leur place sur ce plan qu’un sujet sera circonscrit, et que l’on en fera connaître l’étendue ; c’est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments qu’on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu’il naîtra des idées accessoires et moyennes, qui serviront à les remplir. Par la force du génie on se représentera toutes les idées générales et particulières sous leur véritable point de vue ; par une grande finesse de discernement on distinguera les pensées stériles, des idées fécondes ; par la sagacité que donne la grande habitude d’écrire, on sentira d’avance quel sera le produit de toutes ces opérations de l’esprit. Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, il est bien rare qu’on puisse l’embrasser d’un coup-d’œil ou le pénétrer en entier d’un seul et premier effort de génie ; et il est rare encore qu’après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s’en occuper ; c’est même le seul moyen d’affermir, d’étendre et d’élever ses pensées ; plus on leur donnera de substance et de force, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l’expression. [...] »

 

Buffon, Discours sur le style, 1753
> Texte intégral : Paris, Lecoffre fils, 1872