Une intellectuelle hors pairElisabeth Badinter
Trois raisons expliquent ce parcours féminin sans pareil : les dons, l’ambition et le travail. Madame Du Châtelet est aussi douée pour les langues que pour l’abstraction. Elle traduit le latin à livre ouvert et maîtrise suffisamment l’anglais pour traduire et commenter Mandeville. Elle n’aime rien tant qu’exercer sa raison sur les questions ardues qui touchent à la théologie, à la métaphysique et à la physique. Il s’agit moins là d’un agréable passe-temps que d’une impérieuse exigence de comprendre le monde et d’être utile à ses contemporains. Emilie est une ambitieuse [1], probablement agnostique, qui rêve de laisser une trace après sa mort.
Très tôt, elle prend conscience que le désir de gloire, qu’elle assimile au bonheur [2], ne trouve matière à réalisation pour une femme que dans l’étude. « Il est certain que l’amour de l’étude est bien moins nécessaire au bonheur des hommes qu’à celui des femmes. Les hommes ont une infinité de ressources pour être heureux [et] bien d’autres moyens d’arriver à la gloire […]. Mais les femmes sont exclues, par leur état, de toute espèce de gloire, et quand par hasard, il s’en trouve quelqu’une née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par cet état. » [3]
Pour parvenir à son but, Emilie fait preuve d’une extraordinaire puissance de travail qui ne manque pas de surprendre Madame de Graffigny, lors de son séjour à Cirey : « Elle passe tous les jours presque sans exception jusqu’à cinq et sept heures du matin à travailler […]. Vous croyez qu’elle dort jusqu’à trois heures ? Point du tout […]. Elle ne dort que deux heures et ne quitte son secrétaire dans les 24 heures que le temps du café qui dure une heure, et le temps du souper et une heure après. » Pour entrer de plain-pied dans la science de son temps, elle a pris des leçons de mathématiques avec Maupertuis et Clairaut ; elle lit tout ce qui compte en physique (Newton, Rohault, Clarke, Whiston, Musschenbroek, 's Gravesande, Regnault, Leibniz, Keill, etc…) et naturellement les Transactions philosophiques et les recueils de l’Académie des Sciences. [4] Elle entretient des correspondances scientifiques avec Maupertuis, Clairaut et Jean II Bernoulli, mais aussi avec Wolff, Euler, Jurin, Jacquier et Musschenbroek.
L’été 1737, après deux ans de travail acharné, elle décide de concourir au prix de l’Académie des Sciences qui a pour sujet la nature du feu et sa propagation. Voltaire concourt, pourquoi pas elle ? D’autant qu’elle ne partage pas ses idées sur la question. A son insu, en quelques nuits, elle rédige son mémoire qu’elle fait parvenir anonymement (c’est la règle) à l’Académie. Ni elle, ni lui ne l’emporteront, mais l’Académie leur fera l’honneur d’une publication. Du jamais vu pour une femme ! Encouragée par cette première victoire, elle prend prétexte de sa qualité de mère pour écrire un traité de physique adressé à son fils. Pour le terminer, elle embauche le savant allemand Koënig qui l’initie à la physique leibnizienne. Elle, qui ne jurait que par Newton, est séduite par son adversaire. Elle est convaincue de la véracité du calcul des forces vives. Les Institutions de Physique paraissent en 1740 mais son conseiller Koënig, avec lequel elle s’est brouillée, répand dans Paris que l’oeuvre est la sienne. Pure calomnie qui enchante les ennemis de la marquise et tous ceux qui n’admettent pas qu’une femme se mêle de science. Seuls les vrais savants, comme Clairaut ou Maupertuis, sont en mesure de la lire et d’évaluer la performance.
D’ailleurs, le fameux Journal des Savants lui consacre deux comptes rendus élogieux, montrant le cas qu’il faisait de cette œuvre sérieuse, et néanmoins polémique. En effet, la marquise qui ne manque ni d’audace ni de courage, s’est autorisée à critiquer la théorie des forces du secrétaire de l’Académie des Sciences, l’honorable Dortous de Mairan. Vexé, cet homme d’habitude si courtois, publie une réponse qui tente de la ridiculiser. En vain. Elle lui répond à nouveau avec brio et avec une insolence qui humilient Mairan et réjouissent son ami Maupertuis : « Voilà Madame Du Châtelet au comble de ses voeux […]. Elle a raison pour le fond et pour la forme. » [5]
En attendant, si certains refusent de la prendre au sérieux à Paris, les Institutions sont traduites en italien dès 1743 et lui valent d’être associée à l’Académie de Bologne en 1746. Deux siècles et demi plus tard, on peut encore juger que « les premiers chapitres des Institutions sont l’une des plus belles et des plus nettes expositions de la doctrine de Leibniz en français. » [6] Les savants allemands lui en furent reconnaissants puisque la Décade d’Augsbourg la compta, en 1746, parmi les dix savants les plus célèbres de l’époque. Emilie n’a pas pour autant tourné le dos à Newton. Au contraire, alors qu’elle rédige les Institutions, elle annonce déjà un prochain travail sur le système du monde selon Newton.
Elle a eu l’occasion de se familiariser avec cette philosophie ardue, exigeant une solide culture scientifique, grâce à Maupertuis et Voltaire, qui en sont les hérauts en France ; non seulement elle a rédigé un traité d’optique newtonien, mais elle a collaboré à la préparation des Eléments de la philosophie de Newton que Voltaire publie en 1738. Dans l’épître dédicatoire à Madame la marquise Du Châtelet, il rend un vibrant hommage à son travail qui est sa « gloire et celle de son sexe ».
Pourtant, ce n’est qu’en 1744 qu’elle se met véritablement au travail. Son objectif : traduire du latin en français l’oeuvre maîtresse du savant anglais, les Principia Mathematica, encore fort peu lus en France, pour mettre un terme à la physique des tourbillons. Certes, les pères Jacquier et Leseur ont déjà offert au monde savant un remarquable commentaire du système newtonien (1739-1742), mais il est lui-même écrit en latin. Souvent interrompue par ses multiples obligations et ses allers et venues, la marquise mettra cinq ans pour atteindre son but. C’était pour elle, « une affaire très précieuse et très essentielle » [7] dont sa réputation dépendait.
Les années 1745 et 1746 furent consacrées à cette traduction rendue difficile par le latin de Newton ; puis elle décida d’y ajouter un commentaire du Premier Livre en s’appuyant sur les tout derniers travaux de Clairaut dont la publication tardait. En attendant, elle corrige les épreuves et refait inlassablement les calculs. Une erreur de signe et tout s’effondre. 1748, on le sait, fut essentiellement l’année de Lunéville et de sa folle passion pour Saint-Lambert. Impossible de travailler au milieu d’une telle dissipation. Mais quand elle réalise qu’elle est enceinte, elle ressent l’urgence de finir son travail et de « le bien faire ».
Envahie par un sinistre pressentiment – elle est convaincue de ne pas survivre à ses couches – Emilie s’enferme dans son bureau parisien durant six mois pour terminer son grand œuvre. Au moment où sa fin lui paraissait si proche, il était presque naturel à une femme de cette trempe de ne plus penser qu’à sa réputation future. Ultime espoir de survivre, peut-être, après sa mort. Ses craintes et ses espoirs se réalisèrent. Le 10 septembre, au jour de sa mort, elle signa la fin de son manuscrit et le fit parvenir à la Bibliothèque du Roi. Elle voulait à tout prix qu’il y fut conservé. Fidèles à la mémoire de leur amie, Voltaire et Clairaut prirent soin de la publication de l’ouvrage en 1756 et 1759. Dans la préface qu’il rédigea, Voltaire lui rendit cet hommage : « Cette traduction que les plus savants hommes de France devaient faire et que les autres doivent étudier, une femme l’a entreprise et achevée à l’étonnement et à la gloire de son pays. » Madame Du Châtelet a gagné son pari. Non seulement elle a mérité le titre de savante, mais sa traduction fut la seule accessible aux lecteurs français de Newton jusqu’à la fin du XXe siècle. Cette gloire, même modeste, lui assure une certaine pérennité.
[1] E. Badinter, Emilie, Emilie, l’Ambition féminine au XVIIIe Siècle, Paris, Flammarion, 1983
[2] Discours sur le bonheur, op. cit., p. 52.
[3] Ibid., p. 53.
[4] Th. Besterman (ed.), Les lettres de la marquise du Châtelet, Genève, Institut Voltaire, 1958, lettre 186 au libraire Prault, [16 février 1739].
[5] F. Algarotti, Opere, 1794, Venise, vol. XVI, lettre de Maupertuis du 28 juin 1741, p. 191.
[6] F. de Gandt (éd), Cirey dans la vie intellectuelle. La réception de Newton en France, Oxford, Voltaire Foundation, 2001, pp. 3-4.
[7] Les lettres de la marquise du Châtelet, op. cit., lettre 379 à Saint-Lambert du 5 juin 1748.