Romancier par hasardFrançois Moureau
Rousseau est devenu romancier par hasard. Et c'est peut-être pour cela que La Nouvelle Héloïse ne ressemble à aucun autre roman et a créé le roman moderne. Et pourtant les ingrédients de base semblent classiques au XVIIIe siècle : un échange de lettres que « l'éditeur » publie, une passion entre deux jeunes gens dans une société où l'amour ne saurait être que le piment hasardeux du mariage de convenance, des amitiés adolescentes, de la morale, des descriptions de la vie parisienne, la belle et pleine lenteur de la vie provinciale. Avec de tels ingrédients, d'aucuns auraient écrit Les Liaisons dangereuses. Mais il n'y avait qu'un Citoyen de Genève pour parler de l'universel à partir d'un petit coin du Valais.
Le succès du livre en 1761 fut prodigieux, l'un des deux ou trois du siècle. Rousseau, le solitaire, ne s'y attendait sans doute pas. Il avait, avec une passion singulière, composé ses lettres et leurs réponses comme de vraies missives dans sa retraite de Montmorency. Il était à la fois Julie et Saint-Preux, Wolmar et Claire, s'écrivant à lui-même, se répondant ; et il faisait déborder l'imaginaire dans la réalité en ébauchant parallèlement un amour impossible pour la frivole Mme d'Houdetot.
Roman courtois où la passion ne peut se sublimer que dans l'absence et dans la mort – le suicide commun des amants existait dans une première ébauche de l'intrigue –, La Nouvelle Héloïse est une longue élégie, un des plus beaux poèmes en prose de la langue française, une pastorale alpestre sans les falbalas et les rubans qu'un contemporain, Marmontel, donne à sa bergère des Alpes. C'est une montagne nocturne, maternelle, accueillante aux amants, mais aussi tentatrice, qu'offrent ces lieux qui vont devenir ceux des « anciennes amours » après avoir été ceux de la chute annoncée.
Plus que les copies qu'il fit plus tard, en professionnel, pour ses protectrices, le « brouillon » et la « copie personnelle » de son roman conservés par Rousseau permettent de suivre l'élaboration du texte. La célèbre promenade sur le lac de la Lettre XVII qui clôt la Quatrième Partie était d'abord adressée à Mme d'Orbe – Claire. Ces pages d'aveux un peu indiscrets n'étaient pas conformes à la convention du style épistolaire entre les sexes ; Milord Édouard, avec lequel Saint-Preux philosophait volontiers, fut le destinataire final de la lettre à laquelle Rousseau ajouta la petite leçon morale qui faisait du récit précédent une simple fable à éclairer.
Extrait de : Les plus beaux manuscrits des romanciers français. La Mémoire de l'Encre. BNF / Robert Laffont, 1994.