À la redécouverte de MarivauxFrançoise Rubellin
En 1890, dans un manuel destiné aux étudiants en littérature, Émile Faguet ouvrait ainsi le chapitre sur Marivaux : « Ce sera un divertissement de la critique érudite dans quatre ou cinq siècles : on se demandera si Marivaux n’était point une femme d’esprit du XVIIIe siècle, et si les renseignements biographiques, peu nombreux dès à présent, font alors totalement défaut, il est à croire qu’on mettra son nom, avec honneur, dans la liste des femmes célèbres ».
Plus de deux cent cinquante ans après sa mort, on peut constater que le mouvement est allé en sens inverse : des chercheurs ont réussi à reconstituer une partie de sa vie et à retrouver des œuvres que l’on croyait disparues (Le Télémaque travesti) ou dont on ne soupçonnait pas l’existence (Mahomet second). Marivaux est entré dans les programmes d’examens et de concours, qu’il s’agisse du bac, des grandes écoles ou de l’agrégation. Qu’est-ce qui a changé dans notre façon d’aborder Marivaux aujourd’hui ?
Marivaux a beaucoup souffert du « marivaudage ». Le mot est apparu de son vivant puisqu’on le trouve, connoté négativement, en 1739, dans une lettre de Mme de Graffigny. Or le marivaudage n’est plus conçu comme le signe de l’artificiel et du précieux, de l’écriture alambiquée, de l’élégant badinage. Certes, Marivaux fut refusé à l’Académie française en 1736 en ces termes : « Notre métier à l'Académie est de travailler à la composition de la langue, et celui de M. de Marivaux est de travailler à la décomposer. » Il est vrai qu’il usait d’expressions néologiques : mais qui s’indignerait de nos jours devant scélératesse, fictivement, mettre en valeur ? Ses contemporains lui ont reproché d’avoir inventé tomber amoureux, mais l’invention en est due à Regnard, une trentaine d’années plus tôt. En réalité, Marivaux est bien l’inventeur d’une langue nouvelle, un langage dramatique qui cherche à rendre compte au plus près des méandres des sentiments. Le marivaudage, fonctionnant à partir de reprises de mots avec léger déplacement de sens ou d’accent, est un outil d’investigation psychologique.
Il peut par exemple servir à montrer l’esprit d’une suivante (« M. ORGON. – c'est qu'il faudrait que tu lui dises un peu qui tu es. LISETTE. – Mais si je le lui dis un peu, il le saura tout à fait »), la mauvaise foi d’une infidèle (« LISETTE. - Est-ce que vous ne l’aimez plus ? LA COMTESSE. – Qu’appelez-vous "plus" ? ») ; il permet à une confidente de préparer sa maîtresse, jeune veuve, à un nouvel amour (« LA MARQUISE. - J’ai tout perdu, vous dis-je. LISETTE.- Tout perdu ! Vous me faites trembler : est-ce que tous les hommes sont morts ? »).
Dans le théâtre de Marivaux, les amoureux, terrorisés à l’idée qu’ils puissent avouer leur amour sans savoir s’il sera réciproque, se livrent une sorte de combat par le truchement des mots ; chacun essaie d’amener l’autre à se déclarer, si bien que la plupart des pièces d’amour de Marivaux se terminent par un aveu qui se situe au niveau de la communication non verbale, comme un agenouillement ou une rougeur. Le langage des corps est désormais mieux appréhendé chez ce dramaturge, qui a examiné tous les stratagèmes de l’amour-propre, qu’il s’agisse des regards ( Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l’on veut ? ») ou des déplacements (« Feignons de sortir afin qu’il m’arrête »).
Sur le plan de l’interprétation de son œuvre, les commentateurs et metteurs en scène ont pu faire de lui un précurseur de Sade, un révolutionnaire ou un réactionnaire, un moraliste catholique ou un simple spectateur de la condition humaine. Mais Marivaux est plutôt un militant de l’humanisme, qui œuvre pour plus de sociabilité, ce qui transparaît particulièrement dans ses Journaux (Le Spectateur français, L’Indigent philosophe, Le Cabinet du philosophe). Même dans L’Ile des esclaves qui a parfois été interprétée comme une œuvre subversive, les esclaves Arlequin et Cléanthis choisissent à la fin le pardon plutôt que la vengeance. Si Marivaux ne propose pas un théâtre didactique ou polémique, c'est que son objet n’est ni de condamner, ni de justifier, mais de comprendre ; le comique si particulier qui se dégage de ses pièces vient notamment du fait que le dramaturge refuse toute systématisation.
De nos jours, Marivaux fait partie des auteurs français les plus joués. On peut accentuer la face sombre de son œuvre, comme dans Le Prince travesti, mis en scène par Jean-Louis Martinelli en 1988, où Frédéric se pendait à la fin, ou comme dans La Fausse Suivante, selon Yves Beaunesne, en 2000, qui se terminait de manière sinistre. A l’opposé, de nombreuses troupes montent Marivaux dans l’esprit du Théâtre Italien, renforçant l’héritage de la commedia dell’arte, faisant la part belle aux lazzi d’Arlequin, aux mimes, aux chants. On ne peut que se réjouir de la variété des approches qui témoigne de la vitalité de Marivaux dramaturge et de l’intérêt qu’il suscite toujours.
Mais il est un autre Marivaux encore méconnu : un Marivaux burlesque, qui s’est essayé avant d’être connu (il avait tout de même vingt-cinq ans) à la parodie et au travestissement. Il n’a été révélé qu’en 1972 grâce à l’édition de ses œuvres de jeunesse. Son Télémaque travesti récrit le Télémaque de Fénelon sur le mode d’un réalisme paysan. En 1716, il publie L’Homère travesti ou l’Iliade en vers burlesques, prenant ainsi part à la deuxième querelle des Anciens et des Modernes : ouvertement « moderne », il défigure L’Iliade en jouant la provocation scatologique : « Sans m'arrêter j'ai dit, fripon, / Prends-tu mon cul pour un chapon ? / Mais laissons ma fesse, grand Prince… » (IX, 491-493).
Outre la dégradation, il s’agit d’un manifeste contre la guerre, écrit à la fin du règne de Louis XIV. L’exemple du pot de chambre renversé par Agamemnon, dans un transport de joie, au moment où il voit en songe Nestor lui prédire qu'il va prendre Troie, est typique : « Mais son réveil fut la ruine / Du pot contenant son urine / Ce pot sur une chaise était ; / Il chut, quand il se transportait […] / Un valet entra dans sa chambre, / Qui certes ne sentait pas l'ambre. / Il se boucha le nez et dit : / Atride a pissé dans son lit » (II, 43-46 et 55-58). Ce geste, qui dénonce la vacuité d’un rêve de grandeur d’Agamemnon, est l’emblème même de l’abaissement burlesque, apportant à la fois le rire et la démystification.
Dans le laboratoire que constituent ces premières œuvres se révèle déjà un auteur qui ne suivra pas les modèles, qui se passionnera pour le dialogue et la langue parlée, pour la diversité humaine, et qui placera la subjectivité au cœur de la littérature.