Le cas MarivauxMichel Delon
L'œuvre de Marivaux est de celles qui résistent. Ironique, déconcertante en même temps qu'attachante, elle soulève plus de questions qu'elle ne suggère de réponses. Telle une grande coquette, elle ne laisse pas, sans se livrer jamais vraiment, de solliciter l'attention. Voici les principaux problèmes que pose son approche critique.
Une biographie peu renseignée
L'extrême discrétion de Marivaux sur sa vie personnelle, sur laquelle on a fort peu de documents et de témoignages intimes. Avec lui, la critique biographique, lorsqu'elle tente d'expliquer par sa vie privée (son mariage en 1717, sa rencontre avec Silvia en 1722, son veuvage en 1723...) l'inspiration de son théâtre, est souvent dans l'embarras, ce qui n'est pas nécessairement nuisible à la lecture de l'œuvre. Dans l'Éloge qu'il lui consacra en 1785, d'Alembert nous apprend qu'il n'était pas féru des Grecs et des Latins, et que sa formation classique était soit très limitée, soit délibérément délaissée. Il suggère même qu'il fut peut-être le premier de nos grands écrivains dans ce cas : « Marivaux ne reconnaissait en aucun genre, en aucune nation, en aucun siècle, ni maître, ni modèle, ni héros, et disait quelquefois en plaisantant : "Je ne sers ni Baal ni le Dieu d'Israël." »
Marivaux, un dramaturge comique, mais pas seulement
Le théâtre comique, par lequel il s'est surtout rendu célèbre, ne constitue qu'une partie de son œuvre, composée aussi d'une tragédie (Annibal, 1720), de parodies burlesques (L'Homère travesti et Le Télémaque travesti, 1717), de romans (Les Effets surprenants de la sympathie, 1712, Pharsamon, 1713, La Voiture embourbée, 1714, La Vie de Marianne, 1731-1741, Le Paysan parvenu, 1734-1735) et d'une très abondante production journalistique, dans Le Nouveau Mercure, Le Spectateur français (1721-1724) dont il fut l'unique rédacteur, comme de L'Indigent philosophe (1727) et du Cabinet du philosophe (1734). Ce sont essentiellement des réflexions morales et de critique sociale, qui le situent entre La Bruyère et Diderot ; Lanson dit même, dans une perspective moins hexagonale, entre Addison et Richardson. Or l'image qu'on se fait de l'univers de Marivaux à partir de ses comédies les plus connues est très différente de celle que donnent ces œuvres immenses. Faut-il appuyer celles-là sur celles-ci et y chercher la mise en œuvre appliquée d'un système général de pensée ? Ou au contraire considérer celles-ci comme un énorme fatras, un chantier encombré, d'où se seraient détachés, par on ne sait quelle grâce miraculeuse, de courts et fulgurants chefs-d’œuvre dramatiques ?
D'Alembert écrit : « Les ouvrages de Marivaux sont en si grand nombre, les nuances qui les distinguent sont si délicates [...] qu'il paraît difficile de faire connaître en lui l'homme et l'auteur sans avoir recours à une analyse subtile et détaillée, qui semble exiger plus de développements, de détails, et par conséquent de paroles, que le portrait énergique et rapide d'un grand homme ou d'un grand écrivain. »
La réception de son œuvre par ses contemporains : des avis contradictoires
Ses contemporains se sont eux-mêmes partagés dans la réception de son œuvre. Fêté, adulé parfois au théâtre, surtout pendant la période 1720-1727 ; reçu et écouté dans les salons les plus en vogue du Paris intellectuel et mondain, ceux de Mme de Lambert, de Mme de Tencin, puis de Mme Du Deffand et, à partir de 1750, de Mme Geoffrin ; ami de Fontenelle, de Crébillon, de La Motte ; élu à l'Académie contre Voltaire en 1742 ; consulté cette même année par J. J. Rousseau pour sa comédie Narcisse, il fut aussi en butte à la critique, à la controverse, à la moquerie même, en particulier du côté de la « famille » philosophique avec laquelle il entretint une mésentente profonde et durable. Pendant tout le siècle, et encore au XIXe, il restera le type de l'écrivain précieux, alambiqué, coupeur de cheveux en quatre, prétendument dénué de grande dimension. « Dans Marivaux, l'impatience de faire preuve de finesse et de sagacité perçait visiblement » (Marmontel) ; « Jamais on n'a retourné des pensées communes de tant de manières plus affectées les unes que les autres » (La Harpe) ; Crébillon fils le comparait à une taupe. Il y a, pourtant, cette mise en garde de Sainte-Beuve : « C'est un théoricien et un philosophe beaucoup plus perçant qu'on ne croit, sous sa mine coquette. »
Commet déchiffrer son œuvre ?
Il est plus délicat pour lui que pour tout autre écrivain de déterminer avec précision le champ de signification dans lequel inscrire le déchiffrement de ses œuvres. Ainsi, par exemple, si on les place dans la perspective de la Révolution, qui devait éclater vingt-six ans après sa mort, faudra-t-il les inscrire :
- dans le champ idéologique : présence fonctionnelle de l'idée révolutionnaire dans le système général de sa représentation du monde ?
- dans le champ thématique : présence relative de thèmes qui se rattachent généralement à la Révolution (affrontement de groupes sociaux rivaux, renversement des situations acquises, remobilisation de valeurs mythiques, anciennes ou périmées : violence, liberté, égalité des droits...) ?
- dans le champ historique : témoignage, à un moment de l'histoire et de l'histoire des idées et des mentalités, d'un désir, d'un espoir, d'une crainte, bref d'une conscience plus ou moins diffuse de la possibilité de l'événement ?
- dans le champ poétique ? C'est à coup sûr, s'agissant d'une œuvre littéraire, le meilleur, mais il n'exclut pas les autres. Et même, les incluant, il laisse pendante la question de leur importance relative, de leur ordre, de leur articulation.
La Comédie-Italienne et le Théâtre-Français
Marivaux a donné alternativement ses pièces aux Italiens ou aux Français. On peut y trouver des raisons conjoncturelles, mais il est plus probable qu'un projet proprement artistique a surdéterminé ce double jeu, qui n'allait pas de soi. Selon le même type d'entrecroisement, et sans qu'on puisse définir des périodes précises pour chacune d'elles, il installe ses actions dramatiques dans des isotopies diverses : tantôt dans le féerique et le romanesque (Arlequin poli par l'amour, 1720, La Double Inconstance, 1723, Le Prince travesti, 1724), tantôt dans l'allégorie utopique (L'Ile des esclaves, 1725, L'Ile de la raison, 1727, La Nouvelle Colonie, 1729), tantôt dans le vraisemblable réaliste (La Surprise de l'amour, 1722, Les Serments indiscrets, 1732), voire dans un second degré réflexif du théâtre, de type pirandellien avant la lettre (La Dispute, 1744, Les Acteurs de bonne foi, 1757). D'Alembert écrit : « On l'accuse avec raison de n'avoir fait qu'une comédie en vingt façons différentes, et on a dit assez plaisamment que si les comédiens ne jouaient que les ouvrages de Marivaux, ils auraient l'air de ne point changer de pièce. Mais on doit au moins convenir que cette ressemblance est, dans sa monotonie, aussi variée qu'elle le puisse être, et qu'il faut une abondance et une subtilité peu communes pour avoir si souvent tourné, avec une espèce de succès, dans une route si étroite et si tortueuse. Il se savait gré d'avoir le premier frappé à cette porte, jusqu'alors inconnue au théâtre. »
Nous serions plutôt tentés aujourd'hui de chercher l'unité moins dans le sujet des pièces que dans la posture continûment expérimentale de leur écriture.
Des comédies sentimentales ou politiques ?
Cette expérience semble se situer essentiellement sur le terrain sentimental : naissance, surprises, stratagèmes et triomphes de l'amour, comme l'indiquent la plupart des titres de pièces. Or, parmi ces comédies d'intrigue familiale et amoureuse, il en est qui ressortissent visiblement au théâtre – au sens large de politique. Il s'agit de justice sociale, d'égale répartition des droits et des devoirs, des conditions de la vie harmonieuse d'un groupe aux prises avec la question du pouvoir, plus que d'un individu désireux de voir clair dans son propre cœur et de trouver le chemin de son bonheur personnel. Ceci pourrait nous ramener sur un terrain moins suspect de subjectivité, bien réel et concret, mais il n'en est rien car, à travers les noms grecs, les naufrages et les îles, ces pièces mettent en œuvre une écriture fort à la mode alors mais de tradition très ancienne : celle de l'utopie. Et comme l'utopie a toujours, depuis Platon, représenté l'un des lieux d'exercice favoris de la philosophie, on retrouve le point de départ, et l'on est amené à se demander quel système de pensée, quelle échelle de valeurs, quelles leçons on doit chercher, ou on peut espérer trouver dans ces comédies politiques. Et comme dans celles-ci les questions posées, les essais tentés, les solutions trouvées le sont toujours par le moyen et dans le jeu des échanges amoureux, on est en droit de postuler, dans les comédies sentimentales mêmes, une dimension qui excède l'analyse fouillée du cœur humain, avec ses intermittences, et qui ne s'arrête pas à l'observation réaliste des mœurs, entre autres du fonctionnement de ce que Michel Deguy a appelé « la machine matrimoniale ».