Vendredi a appris assez d'anglais pour comprendre les ordres de RobinsonTournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967
Vendredi a appris assez d'anglais pour comprendre les ordres de Robinson. Il sait défricher, labourer, semer, herser, repiquer, sarcler, faucher, moissonner, battre, moudre, bluter, pétrir et cuire. Il trait les chèvres, fait cailler le lait, ramasse les oeufs de tortue, les fait cuire mollet, creuse des rus d'irrigation, entretient les viviers, piège les bêtes puantes, calfate la pirogue, ravaude les vêtements de son maître, cire ses bottes. Le soir, il endosse une livrée de laquais et assure le service du dîner du Gouverneur. Puis il bassine son lit et l'aide à se dévêtir avant de s'aller lui-même étendre sur une litière qu'il tire contre la porte de la résidence et qu'il partage avec Tenn. Vendredi est d'une docilité parfaite. En vérité il est mort depuis que la sorcière a dardé son index noueux sur lui. Ce qui a fui, c'était un corps sans âme, un corps aveugle, comme ces canards qui se sauvent en battant des ailes après qu'on leur a tranché la tête. Mais ce corps inanimé n'a pas fui au hasard. Il a couru rejoindre son âme, et son âme se trouvait entre les mains de l'homme blanc. Depuis, Vendredi appartient corps et âme à l'homme blanc. Tout ce que son maître lui ordonne est bien, tout ce qu'il défend est mal. Il est bien de travailler nuit et jour au fonctionnement d'une organisation délicate et dépourvue de sens. Il est mal de manger plus que la portion mesurée par le maître. Il est bien d'être soldat quand le maître est général, enfant de choeur quand il prie, maçon quand il construit, valet de ferme quand il se consacre à ses terres, berger quand il se préoccupe de ses troupeaux, rabatteur quand il chasse, pagayeur quand il vogue, porteur quand il voyage, guérisseur quand il souffre, et d'actionner pour lui l'éventail et le chasse-mouches. Il est mal de fumer la pipe, de se promener tout nu et de se cacher pour dormir quand il y a à faire. Mais si la bonne volonté de Vendredi est totale, il est encore très jeune, et sa jeunesse fuse parfois malgré lui. Alors il rit, il éclate d'un rire redoutable, un rire qui démasque et confond le sérieux menteur dont se parent le gouverneur et son île administrée. Robinson hait ces explosions juvéniles qui sapent son ordre et minent son autorité. C'est d'ailleurs le rire de Vendredi qui provoqua son maître à lever la main sur lui pour la première fois. Vendredi devait répéter après lui les définitions, principes, dogmes et mystères qu'il prononçait. Robinson disait : Dieu est un maître tout-puissant, omniscient, infiniment bon, aimable et juste, créateur de l'homme et de toutes choses. Le rire de Vendredi fusa, lyrique, irrépressible, blasphématoire, aussitôt éteint, écrasé comme une flamme folle par une gifle retentissante. C'est que cette évocation d'un Dieu à la fois si bon et si puissant lui avait paru amusante en face de sa petite expérience de la vie. Qu'importe, il répète maintenant d'une voix entrecoupée de sanglots les mots que lui mâche son maître.