De la Cour

Livre IX chapitre 676

Scène galante dans un jardin la nuit

Tout sujet donc qui est à portée de voir le roi, fait le voyage de Versailles ; il entre dans le château magnifique ; il voit défiler toute la cour : mais il la verrait tous les jours pendant cent années de suite, il foulerait pendant un siècle et demi le parquet des longs appartements, que ses connaissances resteraient précisément au même point.
L'air de cour s'imprime dans un garçon de la chambre, dans un petit contrôleur. Celui qui met un soulier à un prince (soulier qu'il n'a pas su faire) s'estime au-dessus du cordonnier ; car c'est une charge.
Autant le grand seigneur affecte une contenance modeste, devenu souple, de fier et de superbe qu'il était la veille, autant les valets prennent un ton qui, partout ailleurs, serait l'excès du ridicule.
On marche des épaules, à la cour ; le courtisan salue légèrement, interroge sans regarder, glisse sur le parquet avec une légèreté incomparable, parle d'un ton élevé, préside aux cercles, jusqu'à ce qu'il paraisse quelques syllabes, quelque nom qui le réduise au ton général.
La politesse de la cour est-elle si renommée, parce qu'elle vient du centre de la puissance, ou parce qu'elle provient d'un goût plus raffiné ? Le langage y est plus élégant, le maintien plus noble et plus simple, les manières plus aisées ; le ton et la plaisanterie ont quelque chose de fin et de particulier ; mais le jugement y a peu de justesse ; les sentiments du cœur y font nuls ; c'est une ambition oisive, un désir immodéré de la fortune, sans travail.

[…] Quand l'édit du souverain déplaît aux Parisiens, ils font une chanson, et ils croient dès ce moment l'avoir annulé. On n'apprend donc rien en usant le parquet de Versailles ; mais il est très curieux, pour un philosophe, de se rendre à l'œil-de-bœuf, et là, de contempler les différentes physionomies qui passent et repassent. Ô Molière ! Molière ! et voilà comme le pauvre genre humain est fait !

 

Mercier, Tableau de Paris, 1781.
> Texte intégral : 1781-1788