Décrotteurs
Livre VI, chapitre 455
On sait que Paris se nommait jadis Lutétia, Ville de boue ; mais on ne sait pas au juste à quelle époque l’industrie enfanta l’art du décrotteur, si nécessaire de nos jours dans cette sale et grande ville. On a beau marcher sur la pointe du pied, l’adresse et la vigilance ne garantissent point des éclaboussures. Souvent même le balaie qui nettoie le pavé fait jaillir des mouches sur un bras blanc. L’utile décrotteur vous tend au coin de chaque rue une brosse officieuse, une main prompte ; il vous met en état de vous présenter chez les hommes en place et chez les dames ; car on passera bien avec l’habit un peu râpé, le linge commun, le mince accommodage ; mais il ne faut point arriver crotté, fût-on poète.
C’est sur le Pont-Neuf qu’est la grande manufacture ; on y est mieux décrotté ; on y est plus à son aise, et les voitures qui défilent sans cesse n’interrompent point l’ouvrage. La célérité, la propreté distinguent ces décrotteurs-là ; ils sont réputés maîtres ; ailleurs vous risquez de rencontrer un apprenti ignare, à qui vous confiez votre jambe, et qui prenant le polissoir au lieu de la vergette, étend sur un bas de soie blanc une cire noire et gluante que la plus habile blanchisseuse ne pourra effacer. Quel désastre pour celui que n’a que cette paire de bas en soie blancs, et qui est invité à dîner chez une duchesse, pour lui lire ensuite une petite comédie ou un poème érotique !
Auteurs qui craignez ce revers, ne vous adressez qu’aux maîtres décrotteurs du Pont-Neuf. S’il pleut, ou si le soleil est ardent, on vous mettra un parasol en main, et vous conserverez votre frisure poudrée, agrément que vous préfèrerez encore à la chaussure.
Mercier, Tableau de Paris, 1781.
> Texte intégral : 1781-1788