Le premier baiser
1ère partie, Lettre 14
Julie, qui a fixé rendez-vous à Saint-Preux dans un bosquet du jardin de la propriété familiale, lui donne un baiser avant de défaillir et de tomber dans les bras de sa cousine Claire.
En approchant du bosquet j’aperçus, non sans une émotion secrète, vos signes d’intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y rentrant, je vis avec surprise ta cousine s’approcher de moi et d’un air plaisamment suppliant me demander un baiser. Sans rien comprendre à ce mystère, j’embrassai cette charmante amie, et, tout aimable, toute piquante qu’elle est, je ne connus jamais mieux, que les sensations ne sont rien que ce que le cœur les fait être. Mais que devins-je un moment après, quand je sentis... la main me tremble... un doux frémissement... ta bouche de roses... la bouche de Julie... se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serré dans tes bras ? Non, le feu du ciel n’est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser. Toutes les parties de moi-même se rassemblèrent sous ce toucher délicieux. Le feu s’exhalait avec nos soupirs de nos lèvres brûlantes et mon cœur se mourait sous le poids de la volupté... quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, t’appuyer sur ta cousine, et tomber en défaillance. Ainsi la frayeur éteignit le plaisir et mon bonheur ne fut qu’un éclair.
A peine sais-je ce qui m’est arrivé depuis ce fatal moment. L’impression profonde que j’ai reçue ne peut plus s’effacer. Une faveur ?... c’est un tourment horrible... Non garde tes baisers, je ne les saurais supporter... ils sont trop âcres, trop pénétrants, ils percent, ils brûlent jusqu’à la moelle... ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m’a jeté dans un égarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le même.
Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, 1762.
> Texte intégral : Paris, J. Bry aîné, 1856-1857