Une sociologie critiquePierre Malandain
Du point de vue de la représentation, de l'analyse et de la critique de la société, tout le parcours de la première moitié du XVIIIe siècle se laisse saisir dans le passage entre Les Caractères (1694) de La Bruyère, les Lettres persanes (1721) de Montesquieu et l'Essai sur les mœurs (1756) de Voltaire.
La première de ces œuvres, encore gouvernée par l'esthétique classique, propose une analyse fragmentée en mille silhouettes, attitudes, gestes caractéristiques, qui révèlent un dysfonctionnement dont La Bruyère constate les effets sans en rechercher systématiquement les causes. Il feint même de considérer cette enquête comme inutile, en terminant son chapitre « Du souverain ou de la république » par un vibrant éloge du roi Louis XIV, qui fait tenir, à lui seul, un ordre intenable, et en couronnant son ouvrage par un chapitre sur la religion, qui paraît devoir rendre secondaires les questions temporelles.
La deuxième est une représentation amusée et critique aussi d'un certain nombre de faits, de gestes et de mots, dans l'ordre aventureux de la découverte progressive que les deux voyageurs persans font de la société française, mais avec un souci constant de la recherche des principes qui les expliquent et les relient, et dans un cadre romanesque qui inscrit la réflexion philosophique au cœur de l'aventure vivante de l'homme.
La troisième est un réquisitoire impitoyable contre les folies et les crimes des hommes de tous les pays et de toutes les époques, dont la cause principale est reconnue, dénoncée et combattue : c'est le fanatisme et l'intolérance des religions instituées, et plus généralement de toute pensée dogmatique et impérialiste.
En somme, à partir du constat d'un désordre, l'esprit des Lumières cherche et expérimente les instruments philosophiques capables d'en rendre compte et, les ayant méthodiquement élaborés à partir du rationalisme cartésien, de l'historicisme critique de Bayle, de l'empirisme de Locke et de la scientificité newtonienne, les tourne à l'action transformatrice des mentalités et des pratiques, à la lutte déclarée contre les préjugés anciens, et à la conquête d'un nouvel idéal d'humanité.
Ce qui est remarquable, du point de vue littéraire, c'est l'invention des formes susceptibles de dire et de faire avancer ce progrès. À l'ordre taxinomique et thématique de La Bruyère succède le roman épistolaire de Montesquieu, encore fragmenté mais proposant le schéma d'une réflexion qui s'étoffe et s'approfondit. Le récit historique voltairien prend le relais, appuyé sur une considérable documentation érudite et tendant à la "somme" dont, avec Buffon et l'Encyclopédie, la deuxième partie du siècle sera si friande. La question des genres s'en trouve entièrement renouvelée. L'écriture du moraliste, celle du romancier, de l'historien, du satiriste se mêlent et s'épaulent l'une l'autre, moins soucieuses de suivre des modèles ou de respecter des règles que de produire sur leurs lecteurs un effet d'éveil, une prise de conscience, une volonté de changement. « Plaire et toucher » reste la règle, comme à l'époque classique, mais on n'y met plus tout à fait les mêmes choses : l'agrément se fonde plus volontiers sur l'ironie et le non-conformisme, sur les caractères de nouveauté et d'utilité que présentent les œuvres, cependant que l'émotion oscille entre l'attendrissement éprouvé envers les victimes du désordre social et l'indignation contre ceux qui en sont les responsables, conscients ou inconscients. Le conte voltairien est le produit le plus achevé et le plus redoutablement efficace de cette écriture, qui en appelle à la sensibilité pour transformer en actes les certitudes de la raison, et pour que prennent effet, dans les réalités de la vie, les conquêtes de la pensée.