À propos de l’œuvreRoger Musnik

Le Grand Seigneur dans le sérail avec le Kislar Agassi
Portrait de Montesquieu

Deux Persans, Usbek et Rica, découvrent l’Europe et font part de leurs impressions à leurs amis restés au pays. À partir de cette intrigue simple, inspirée de L’Espion turc (1684) de Marana, Montesquieu (1689-1755) invite à une réflexion philosophique sur le bonheur, la liberté, la vertu, la justice, à la recherche d’un monde fondé sur la Raison. Ce roman épistolaire, qui s’agrémente d’une histoire de sérail, permet à l’auteur de critiquer, sur le mode satirique, le roi, les institutions, la religion et de souligner la relativité des usages sociaux et des mœurs. Ainsi, le célèbre « comment peut-on être Persan ? » qui dénonce la curiosité frivole des Parisiens, leur intolérance et leur ethnocentrisme, illustre cette confrontation de la diversité des points de vue et la nécessité de s’élever à l’universel.

Écrites par Montesquieu entre 1717 et 1720, les Lettres persanes sont publiées en 1721 sans nom d’auteur (qui sera cependant connu très rapidement). À travers l’échange épistolaire entre Usbeq (accompagné d’un ami, Rica) et ses serviteurs et connaissances restés en Perse, le texte relate la découverte progressive de la France par ce grand seigneur d’Ispahan. Venu en Europe par curiosité pour la pensée et les mœurs de l’Occident (et peut-être fuir une disgrâce politique), les deux hommes vont peu à peu se familiariser, voire s’acclimater aux coutumes françaises, après une grande stupeur initiale. Leur regard distancié permet à Montesquieu de faire une description satirique de son pays, qui peu à peu s’approfondit en une réflexion sérieuse sur la monarchie, la religion (ce texte sera mis à l’Index par le Vatican en 1751), la justice, la démographie, etc., toutes ces idées qu’il va développer plus tard dans L’Esprit des lois. Au bout de neuf ans d’absence (les lettres étant précisément datées, de 1711 à 1720), la révolte couve dans à Ispahan dans le harem d’Usbek (que Montesquieu nomme le sérail) : soif de pouvoir de ses eunuques, désir refoulé et claustration de ses femmes. Usbek ordonne une répression féroce, qui se termine dans le sang, ce qui le décide à repartir chez lui, incertain de l’avenir.

Cette « espèce de roman », comme le dit l’auteur (Quelques réflexions sur les Lettres persanes), se lit très aisément de par sa verve et sa structure épistolaire, lettres courtes et variées qui toujours surprennent le lecteur. Il se compose de trois parties inégales : le voyage vers l’Europe (lettres 1 à 23), le séjour à Paris (lettres 24 à 146), les problèmes du sérail (lettres 147-161). C’est à la fois un mélange d’humour (descriptions de Paris, sa société mondaine – on n’y parle jamais de travailleurs –, sa mode, ses « vénérables » institutions, etc.), une chronique historique (elle relate la fin du règne de Louis XIV et les débuts de la Régence) et une réflexion socio-politique emblématique de ce que sera le siècle des Lumières.

 
Lettres persanes
Robe de mousseline avec bordure d'indienne et coiffure anglaise
Turc avec ses femmes (Harems)
 

Cette simplicité apparente recouvre une grande complexité dans la construction narrative. Car certains éléments auraient pu entraîner une confusion dans la lecture. D’abord le nombre de protagonistes : dix-neuf correspondants, vingt-deux destinataires, même si Usbek reste au centre du récit. Mais cette diversité de personnages permet de juxtaposer de nombreux points du vue, parfois contradictoires. Ensuite, il y a une variété thématique : observations et interrogations sur l’Occident, mais aussi l’Orient, paraboles philosophiques, pamphlets politiques et dérision sociale, etc. Sur la plan stylistique se superposent une multiplicité des tons : ironique, menaçant, informatif, introspectif, confidentiel, sans que jamais cette disparité ne choque. La partie centrale, qui est descriptive, caustique, critique, et dans laquelle Usbek et Rica ne sont que spectateurs, est en contraste profond avec les deux autres beaucoup plus romanesques, avec notamment les évènements sanglants du sérail, la férocité d’Usbek dans ses ordres, et la révolte de sa favorite Roxane qui clame sa haine à son maitre. Ce texte, en apparence joyeux, se termine en tragédie ; Usbeq, philosophe en France, reste un despote à Ispahan, et devient en quelque sorte le symbole de l’ambivalence humaine.

Montesquieu, dans ses Réflexions, considère ce texte comme un tout : « l'auteur s'est donné l'avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale, à un roman et de lier le tout par une chaîne secrète, et en quelque façon inconnue ». C’est cette « chaine secrète », que tentent depuis trois siècles de décrypter les commentateurs, qui rend homogène ce qui semblait hétérogène et qu’on pourrait appeler le génie de l’écrivain.

Dès leur parution, les Lettres Persanes connaissent un retentissement fulgurant : pas moins de trente rééditions jusqu’en 1754, date à laquelle Montesquieu ajoute onze lettres supplémentaires (qui accentuent le caractère romanesque et tragique du récit) ainsi que ses Réflexions. Il connaît de nombreuses traductions (anglais dès 1722, allemand, russe), ainsi que des imitations : Lettres turques, Lettres juives, Lettres iroquoises… Ce succès ne s’est jamais démenti depuis lors. Ce qui a changé, c’est le regard porté sur ce livre. Au XVIIIe siècle, on n’y voit qu’une satire et une attaque en règle contre la monarchie absolue et l’Eglise, que ce soit pour le regretter ou s’en féliciter. Fréron confie en 1755 : « Je suis persuadé que cet écrit est fait pour l’immortalité », Diderot lance, admiratif : « Quel livre plus contraire […] à tous les préjugés vulgaires et par conséquent plus dangereux que les Lettres persanes ? Que nous reste-t-il à faire de pis ?. » On continue d’y voir au siècle suivant une œuvre significative des Lumières (« C’est le plus profond des livres frivoles », Villemain, 1847), mais bien éloigné de la littérature (« Il n’y a pas ombre de pénétration psychologique dans les Lettres persanes », Lanson, 1895). Il faut attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que cette les Lettres persanes soient réévaluées sur le plan littéraire, qu’on se rende compte de son aspect romanesque et commence à analyser sa complexité structurelle.

Car, malgré l’éloignement temporel, les Lettres persanes sont toujours d’actualité, que ce soit sur des sujets qui nous parlent plus qu’alors (la révolte de Roxane, revendication de liberté pour les femmes), ou encore cette analyse de notre rapport à l’Autre, si bien résumé par ce célèbre aphorisme qu’entend Rica, perdu dans la foule parisienne : « Ah ! Ah ! Monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »