Ecrire et lire l’histoire de son temps
Tome I, Introduction
L'histoire a été dans tous les siècles une étude si recommandée, qu'on croirait perdre son temps d'en recueillir les suffrages, aussi importants par le poids de leurs auteurs que par leur nombre. Dans l'un et dans l'autre on ne prétend compter que les catholiques, et on sera encore assez fort ; il ne s'en trouvera même aucun de quelque autorité dans l'Église qui ait laissé par écrit aucun doute sur ce point. Outre les personnages que leur savoir et leur piété ont rendus célèbres, on compte plusieurs saints qui ont écrit des chroniques et des histoires non seulement saintes, mais entièrement profanes, et dont les ouvrages sont révérés de la postérité, à qui ils ont été fort utiles. On omet par respect les livres historiques de l'Écriture. Mais, si on n'ose mêler en ce genre le Créateur avec ses créatures, on ne peut aussi se dispenser de reconnaître que, dès que le Saint-Esprit n'a pas dédaigné d'être auteur d'histoires dont tout le tissu appartient en gros à ce monde, et serait appelé profane comme toutes les autres histoires du monde, si elles n'avaient pas le Saint-Esprit pour auteur, c'est un préjugé bien décisif qu'il est permis aux chrétiens d'en écrire et d'en lire. Si on objecte que les histoires de ce genre qui ont le Saint-Esprit pour auteur se reportent toutes à des objets plus relevés, et bien que réelles et véritables en effet, ne laissent pas d'être des figures de ce qu'il devait arriver, et cachent de grandes merveilles sous ces voiles, il ne laissera pas de demeurer véritable qu'il y en a de grands endroits qui ne sont simplement que des histoires, ce qui autorise toutes les autres que les hommes ont faites depuis, et continueront de faire; mais encore, que dès qu'il a plu à l'Esprit saint de voiler et de figurer les plus grandes choses sous des événements en apparence naturels, historiques, et en effet arrivés, ce même Esprit n'a pas réprouvé l'histoire, puisqu'il lui a plu de s'en servir pour l'instruction de ses créatures et de son Église. Ces propositions, qui ne se peuvent impugner avec de la bonne foi, sont d'une transcendance en faveur de l'histoire à ne souffrir aucune réplique. Mais sans se départir d'un si divin appui, cherchons d'ailleurs ce que la vérité, la raison, la nécessité et l'usage approuvé dans tous les siècles, pourront fournir sur ce prétendu problème.
Que sait-on qu'on n'ait point appris ? Car il ne s'agit pas ici des prophètes et des dons surnaturels, mais de la voie commune que la Providence a marquée à tous les hommes. Le travail est une suite et la peine du péché de notre premier père ; on n'entretient le corps que par le travail du corps, la sueur et les œuvres des mains ; on n'éclaire l'esprit que par un autre genre de travail, qui est l'étude ; et comme il faut des maîtres, pour le moins des exemples sous les yeux, pour apprendre à faire les œuvres des mains dans chaque art ou métier, à plus forte raison en faut-il pour les sciences et les disciplines si diverses, propres à l'esprit, sur lesquelles l'inspection des yeux et des sens n'ont aucune prise.
Si ces leçons d'autrui sont nécessaires à l'esprit pour lui apprendre ce qui est de son ressort, il n'y a point de science où il s'en puisse moins passer que pour l'histoire. Encore que pour les autres disciplines il soit indispensable d'y avoir au moins quelque introducteur, il est pourtant arrivé à des esprits d'une ouverture extraordinaire d'atteindre eux-mêmes, sans autre secours que celui de ce commencement, à divers degrés, même quelques-uns aux plus relevés, des disciplines où ils n'avaient reçu qu'une assez légère introduction ; parce que avec l'application et la lumière de leur esprit, ils s'étaient guidés de degré en degré, pour atteindre plus haut, et, par de premières découvertes, se frayer la route à de nouvelles, à les constater, à les rectifier et à parvenir ainsi au sommet de la science par eux cultivée, après en avoir appris d'autrui les premières règles et les premières notions. C'est que les arts et les sciences ont un enchaînement de règles, des proportions, des gradations qui se suivent nécessairement, et qui ne sont, par conséquent, pas impossibles à trouver successivement par un esprit lumineux, solide et appliqué, qui en a reçu d'autrui les premiers éléments et comme la clef, quoique ce soit une chose extrêmement rare, et que pour presque la totalité il faille être conduit d'échelon en échelon par les diverses connaissances et les divers progrès de la main d'un habile maître, qui sait proportionner ses leçons à l'avancement qu'il remarque dans ceux qu'il instruit.
Saint-Simon, Mémoires, 1749
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Hachette, 1856-1858