Tortures de l’opium : « une noire mélancolie »

Charles Baudelaire

Triste montée

Toute cette fantasmagorie, si belle et si poétique qu’elle fût en apparence, était accompagnée d’une angoisse profonde et d’une noire mélancolie. Il lui semblait, chaque nuit, qu’il descendait indéfiniment dans des abîmes sans lumière, au-delà de toute profondeur connue, sans espérance de pouvoir remonter. Et, même après le réveil, persistait une tristesse, une désespérance voisine de l’anéantissement. Phénomène analogue à quelques-uns de ceux qui se produisent dans l’ivresse du haschisch, le sentiment de l’espace et, plus tard, le sentiment de la durée furent singulièrement affectés. Monuments et paysages prirent des formes trop vastes pour ne pas être une douleur pour l’œil humain. L’espace s’enfla, pour ainsi dire, à l’infini. Mais l’expansion du temps devint une angoisse encore plus vive ; les sentiments et les idées qui remplissaient la durée d’une nuit représentaient pour lui la valeur d’un siècle. En outre les plus vulgaires événements de l’enfance, des scènes depuis longtemps oubliées se reproduisirent dans son cerveau, vivants d’une vie nouvelle. Éveillé, il ne s’en serait peut-être pas souvenu ; mais dans le sommeil, il les reconnaissait immédiatement. De même que l’homme qui se noie revoit, dans la minute suprême de l’agonie, toute sa vie comme dans un miroir ; de même que le damné lit, en une seconde, le terrible compte rendu de toutes ses pensées terrestres ; de même que les étoiles voilées par la lumière du jour reparaissent avec la nuit, de même aussi toutes les inscriptions gravées sur la mémoire inconsciente reparurent comme par l’effet d’une encre sympathique.
 
Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, 1860. Chap. IV, « Tortures de l’opium »
> Texte intégral : Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1860.