À propos de l’oeuvrepar Aurelia Cervoni

Hôtel Lauzun, quai d’Anjou 17

Publiés au printemps de 1860 chez Poulet-Malassis et de Broise, Les Paradis artificiels, pourvus d’un sous-titre : Opium et haschisch, appartiennent à une tradition littéraire illustrée par L’Anglais mangeur d’opium (1828) d’Alfred Musset, le Traité des excitants modernes (1839) de Balzac, La Pipe d’opium (1838) et Le Club des haschischins (1846) de Théophile Gautier.
Ils ont fait l’objet d’une prépublication dans la Revue contemporaine en septembre 1858 et en janvier 1860.
Les Paradis s’ouvrent sur une lettre-dédicace à une correspondante non identifiée, une « Électre lointaine », désignée par les initiales « J. G. F. ». Ils se composent de deux parties : « Le Poème du hachisch », qui philosophe sur les effets du haschich, et « Un mangeur d’opium », où Baudelaire traduit, paraphrase et commente des morceaux choisis des Confessions of an English Opium-Eater (1821) et des Suspiria de Profundis (1845) du poète anglais Thomas De Quincey (1785-1859).
 

Ivresses factices

Initié au haschich vers 1840 sans doute, par Louis Ménard, Baudelaire a participé aux séances de dégustation de « confiture verte » (la forme comestible du haschisch) organisées autour de 1845 par le peintre Fernand Boissard de Boisdenier, dans les décors somptueux du deuxième étage de l’hôtel Pimodan (plus connu sous le nom d’hôtel de Lauzun), 17 quai d’Anjou, sur l’île Saint-Louis. Déformant la perception de l’espace et du temps, le haschisch crée l’illusion de « vivre plusieurs vies d’homme en l’espace d’une heure ». Il anime étrangement les décors et les objets et démultiplie les sensations. Pour analyser les hallucinations produites par le haschich, Baudelaire se réfère non seulement à son expérience personnelle mais aussi à des ouvrages médicaux : Des maladies mentales considérées sous le rapport médical, hygiénique, et médico-légal (1838) d’Esquirol, Des hallucinations ou histoire raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l’extase, du magnétisme et du somnambulisme (1845) de Brierre de Boismont et Du haschisch et de l’aliénation mentale (1845) de Moreau de Tours.
Quant à l’opium, Baudelaire en a fait une première expérience, sous la forme dérivée de laudanum, dans sa jeunesse. Au fil des années, les souffrances que lui inflige la syphilis lui rendent l’opium indispensable. Anesthésiant la sensibilité, procurant une « exaltation intellectuelle » doublée d’un apaisement physique, moral et existentiel, l’opium est le « pharmakon népenthès » (le remède) de « toutes les douleurs humaines ». « Un mangeur d’opium » débute par une apostrophe à l’opium, qui prend les accents d’une prière : « Ô juste, subtil et puissant opium ! Toi qui, au cœur du pauvre comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui induisent l’esprit en rébellion, apportes un baume adoucissant ».

Le Beau Narcisse

Un point de vue moraliste

Sensible aux vertus consolatrices du haschisch et de l’opium, Baudelaire n’est cependant pas dupe des illusions qu’ils créent : il se démarque de l’idéalisme romantique, qui cherche dans les substances « addictives » un bonheur utopique. Dans le chapitre V du « Poème du haschich », qui s’intitule « Morale », il dénonce le « faux bonheur » procuré par la « confiture verte » : « Qu’est-ce qu’un paradis qu’on achète au prix de son salut éternel ? » « L’homme qui, s’étant livré longtemps à l’opium ou au haschisch, a pu trouver, affaibli comme il l’était par l’habitude de son servage, l’énergie nécessaire pour se délivrer, m’apparaît comme un prisonnier évadé. Il m’inspire plus d’admiration que l’homme prudent qui n’a jamais failli », écrit encore Baudelaire, dans « Le Poème du haschisch ». Dans « Un mangeur d’opium », ses nombreuses interventions, imbriquées dans la traduction des Confessions et des Suspiria de Profundis de De Quincey envisagent elles aussi les effets néfastes de l’opium sous un angle moraliste. L’opium, cette « noire idole », crée la dépendance et anéantit les facultés créatrices.

 

L’onirisme sombre des Paradis

Œuvre hybride, Les Paradis artificiels relèvent du traité de toxicologie et de l’essai de philosophie morale. Contemporains du Peintre de la vie moderne, écrit entre novembre 1859 et février 1860, et des premiers poèmes du Spleen de Paris, publiés dans la presse et dans des ouvrages collectifs à partir de 1855, les Paradis sont aussi une expérimentation esthétique tournée vers la recherche d’un modèle de prose poétique. Cultivant un onirisme sombre et méditatif hérité du romantisme anglais et allemand, traversés d’élans lyriques, voire mystiques, qui célèbrent l’ivresse de la perdition et de la douleur sublimée, ils dressent le portrait d’un poète en quête de rédemption après le procès des Fleurs du Mal. Dans cette perspective, la dédicace des Paradis artificiels résonne comme un éloge de la supériorité de l’art : « Car, tout aussi bien que d’une drogue redoutable, l’être humain jouit de ce privilège de pouvoir tirer des jouissances nouvelles et subtiles même de la douleur, de la catastrophe et de la fatalité. »