Un mangeur d’opium : « Ô juste, subtil et puissant opium ! »
Charles Baudelaire
Ô juste, subtil et puissant opium ! Toi qui, au cœur du pauvre comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui induisent l’esprit en rébellion, apportes un baume adoucissant ; éloquent opium ! toi qui, par ta puissante rhétorique désarmes les résolutions de la rage, et qui, pour une nuit, rends à l’homme coupable les espérances de sa jeunesse et ses anciennes mains pures de sang ; qui, à l’homme orgueilleux, donnes un oubli passager
Des torts non redressés et des insultes non vengées
qui cites les faux témoins au tribunal des rêves, pour le triomphe de l’innocence immolée ; qui confonds le parjure ; qui annules les sentences des juges iniques ; – tu bâtis sur le sein des ténèbres, avec les matériaux imaginaires du cerveau, avec un art plus profond que celui de Phidias et de Praxitèle, des cités et des temples qui dépassent en splendeur Babylone et Hékatompylos ; et du chaos d’un sommeil plein de songes tu évoques à la lumière du soleil les visages des beautés depuis longtemps ensevelies, et les physionomies familières et bénies, nettoyées des outrages de la tombe. Toi seul, tu donnes à l’homme ces trésors, et tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium !
Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, 1860. Chap. IV, « Tortures de l’opium »
> Texte intégral : Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1860.