À propos de l'auteur José Luis Diaz
Mais ce n’est pourtant pas par le roman de mœurs que le jeune Honoré a commencé. Il n’y vient qu’après avoir renoncé à entrer en littérature par ce qui était alors l’une des grandes portes, la tragédie politique (Cromwell, 1819). Ses débuts – amers – se font, entre 1821 et 1825, dans le roman alimentaire pour cabinet de lecture en quatre volumes in-douze, écrit sous pseudonyme (Lord R’Hoone, Horace de Saint-Aubin). « Quelle chute ! » se lamente le jeune auteur déchu auprès de sa sœur Laure, quand il doit renoncer à séduire « mademoiselle la Gloire par des formes plus canoniques. Après vingt volumes de « chaircuiterie littéraire », publiés sans succès (romans noirs, romans gais, romans d’aventures…), le jeune Honoré entreprend de s’enrichir en se faisant éditeur, « homme de lettres de plomb » (1826-1829). Et ce n’est qu’après une faillite retentissante, et accablé d’une lourde dette qu’il trainera toute sa vie, qu’il se remet à écrire. Nouvelle entrée en littérature, à partir de 1829, par plusieurs portes à la fois – et, cette fois-ci, sous son nom véritable, aussitôt déguisé par la particule qu’il adopte. Publiés en rafale, un roman historique (Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1799), une Physiologie du mariage, de brèves Scènes de la vie privée, puis des « contes philosophiques » d’abord publiés dans les journaux et revues auxquels il collabore au « tournant de 1830 » (Roland Chollet), témoignent de sa vitalité créatrice comme de son désir d’investir la littérature par tous les bouts. Pari vite réussi. La Peau de chagrin (1831), où réalisme et fantastique urbain se combinent, dans un récit construit autour d’un pacte faustien, marque sa première consécration. De quoi encourager Balzac à mener jusqu’à sa mort cette vie de galérien littéraire qui sera désormais la sienne.
Vers La Comédie humaine
Balzac renonce à un projet de jeunesse : une Histoire de France pittoresque à la Walter Scott, qui aurait couvert l’histoire de France, en consacrant un roman à chaque règne. Il conçoit une œuvre cyclique, divisée en trois grands ensembles : Études de mœurs au xixe siècle, Études philosophiques, Études analytiques, qu’il programme en octobre 1834 dans une lettre à Mme Hanska. Le mot commun à ces trois titres martèle une ambition scientifique. À leur tour, les Études de mœurs se divisent en Scènes de la vie privée, Scènes de la vie parisienne, Scènes de la vie province, Scènes de la vie de campagne, Scènes de la vie politique (section qui restera défective, tout comme les Études analytiques).
Avec Le Curé de Tours (1832) puis Eugénie Grandet (1833) qui se passe à Saumur et met en scène une famille de vignerons enrichis, Balzac commence une exploration systématique de la province, que continuent entre autres La Vieille Fille (Alençon), Albert Savarus (Besançon), La Rabouilleuse (Issoudun), La Muse du département (Sancerre). Avec Le Père Goriot (1835), roman parisien mais aussi roman d’apprentissage dont le héros est un jeune provincial monté à Paris pour y faire des études de droit, Eugène de Rastignac, il se spécialise dans le roman urbain – que déjà Gobseck (1830-1832) et Ferragus (1833) exploraient – et il invente le retour des personnages. Désormais, l’effet-monde de La Comédie humaine se met en place. Le personnel romanesque va migrer de roman en roman : on recroisera ainsi le héros ou l’héroïne de tel récit, à titre de personnage secondaire ou de figurant dans plusieurs autres. De quoi souder véritablement son monde, tout en lui donnant une dimension stéréoscopique.
Entre 1837 et 1847, deux romans-sommes, Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, accentuent cet effet d’« œuvre-monde », en complétant le « Cycle Vautrin » (du nom du personnage du Tentateur, apparu dans Le Père Goriot, et qui réapparaît sous les traits de l’abbé Carlos Herrera. en tant que mauvais génie, cette fois, d’un jeune écrivain monté à Paris, Lucien de Rubempré. Au centre de la trilogie, Illusions perdues, forme, dit Balzac, « l’œuvre capitale dans l’œuvre », et a entre autres fonctions celle d’articuler Paris et Province. Mais de très grands romans sont encore publiés dans les dernières années de production : La Cousine Bette (1846) et Le Cousin Pons (1847), L’Envers de l’histoire contemporaine (1848), tandis que Les Paysans, Les Petits Bourgeois, Le Député d’Arcis restent inachevés.
Le modèle balzacien
Le roman tel que Balzac le redéfinit offre des traits facilement repérables : ambition historique affichée, importance des préparations et des descriptions avant d’en arriver au « drame », insistance sur le déterminisme des lieux et des temps. Avant même qu’on ne les voie agir, les personnages sont décryptés, selon une grille physio-psychologique, qui insiste sur leur apparence physique, et en déduit leurs traits de caractère, en faisant confiance à la physiognomonie. Ces personnages sont reliés à des types psychologiques (l’avare, l’ambitieux, la coquette, etc.), mais l’historien des mœurs que se veut Balzac s’attache à les caractériser aussi par leur inscription sociale, selon une typologie à laquelle ont recours aussi, à la même époque, les Physiologies et la « littérature panoramique » (Walter Benjamin). Côté hommes, on a ainsi l’épicier, le notaire, le médecin, l’employé, le ministre, le diplomate, etc., de même que, côté femmes, on a la grande dame, la femme comme il faut, la femme de province, la femme supérieure, la lorette, la courtisane, la portière, etc. Leur époque de rattachement importe aussi beaucoup, tant dans le cas du cousin Pons, homme-Empire fossilisé, avec son spencer d’un autre âge, que dans le cas de Lucien Chardon, dont le destin, sous la Restauration, dépend d’une ordonnance royale qui l’anoblirait. Dans cette fresque d’histoire contemporaine qu’offre La Comédie humaine, l’Empire (Le Colonel Chabert, Adieu…), la Restauration (Le Lys dans la vallée, Illusions perdues…) et la monarchie de Juillet (La Peau de chagrin, La Cousine Bette), soit donc les trois grandes époques que Balzac a lui-même vécues, sont l’objet central de l’historien des mœurs. Quelques rares récits situés à des époques antérieures (Les Proscrits, Sur Catherine de Médicis, Sarrasine…), complètent la perspective historique d’ensemble, souvent rappelée. Ce à quoi collaborent aussi, dans un autre registre, les Contes drolatiques, situés dans un Moyen Âge tardif, et écrits dans un vieux français fantaisiste.
Sur le plan formel, le roman balzacien présente, là aussi, des traits constants. L’action ne s’y lance qu’après un long moment introductif, mais lorsqu’elle est lancée, elle est très vive, construite sous forme de « scènes », de forte intensité dramatique. Le narrateur y est hyperprésent, et double le récit d’une constante escorte interprétative (le « code herméneutique », comme disait Roland Barthes) — avec laquelle Flaubert tiendra à rompre. Balzac penseur, Balzac idéologue, est un auteur particulièrement intrusif, jusqu’au didactisme. Mais c’est à cette condition qu’il cherche à faire du roman, non plus une simple narration, mais un dispositif analytique tous azimuts.
Le roman dans tous ses états
Malgré ces constantes formelles, grande est la variété des créations romanesques balzaciennes. Il y a chez Balzac un enthousiasme de pionnier, heureux de décliner en tous sens les potentialités du genre qu’il a choisi de renouveler de fond en comble. De là, des récits très différents, tant en termes de longueur (cela va de la brève nouvelle au roman-cycle en plusieurs parties) qu’en termes de sous-genres romanesques. Le réalisme chez Balzac n’étant pas encore constitué en doctrine contraignante, et n’ayant pas encore à sa disposition un tel étendard lexical, il est pas mal de récits qui échappent à ce cadre, ou qui mêlent réalisme et fantastique (La Peau de Chagrin, Melmoth réconcilié), réalisme et fantaisie (Un prince de la Bohème, Les Comédiens sans le savoir). C’est le cas en particulier des Études philosophiques qui, en dehors des monuments que sont La Peau de chagrin, Louis Lambert et La Recherche de l’absolu, recueillent des contes écrits dans les années 1830-1832 sous l’influence de la mode hoffmannienne : contes mi fantastiques, mi fantaisistes pour certains, « contes d’artistes » pour d’autres (Le Chef-d’œuvre inconnu, Sarrasine, Gambara, Massimila Doni).
Si la forme la plus courante est bien celle du roman de mœurs écrit à la troisième personne, Balzac marque un intérêt constant pour le sous-genre du roman d’apprentissage (Le Père Goriot, Illusions perdues, Le Cabinet des antiques, Un début dans la vie). Mais il sait aussi mobiliser les ressources du roman par lettres (Mémoires de deux jeunes mariées, Modeste Mignon), du roman personnel (Louis Lambert, Albert Savarus), du roman historique (Les Chouans). D’autres romans tendent vers l’utopie (Le Médecin de campagne, Le Curé de village, L’Envers de l’histoire contemporaine). D’autres, prennent la forme de romans policiers avant la lettre (Une ténébreuse affaire, Splendeurs et misères des courtisanes). À côté de romans très visuels où il lutte avec la peinture (La Maison du chat qui pelote, Béatrix) Balzac compose aussi des sortes de romans-conversation : La Maison Nucingen (1838), Un homme d’affaires (1846) et Les Comédiens sans le savoir (1846), groupés autour du mystificateur Bixiou, double romanesque d’Henry Monnier. Enfin, la stéréoscopie romanesque se complète par la stéréoscopie sociale : autant de « mondes » traversés, autant de manières de moduler le récit. Cela en raison d’une sorte de caméléonisme esthétique, dont l’ouverture de La Fille aux yeux d’or donne la clé, avec son évocation dantesque des divers cercles de la société parisienne.
« Représenter l’ensemble de la littérature par l’ensemble de mes œuvres »
Même si son œuvre romanesque est colossale, Balzac ne s’est pas contenté du roman. Restant dans l’esprit philosophique du siècle précédent, dans la phrase prise ici pour titre il avoue son ambition véritable à Mme Hanska. De la « littérature », il garde la définition large qui était celle qui avait cours au début du siècle chez une Mme de Staël, en l’élargissant encore. De là une activité littéraire boulimique, méprisant allègrement les barrières des genres.
D’abord, le journal, « argus moderne », dit Balzac, – ce qui, par contagion, donne au roman balzacien toute sa force d’actualité. Au tout début des années 1830, Balzac collabore de manière très suivie à des petits journaux (La Silhouette, Le Voleur, La Mode, etc.). Il y publie entre autres ces petits chefs-d’œuvre que sont le Traité de la vie élégante, sorte de manifeste du journal La Mode (1830), et les Lettres sur Paris (Le Voleur), qui évoquent la situation désenchantée des esprits après la révolution de Juillet (1831). Mais son activité journalistique a pris trois autres formes : il a été directeur de journal (la Chronique de Paris en 1836, la Revue parisienne en 1840) ; il a écrit un roman portant en partie sur le journalisme (Illusions perdues) ; il publie aussi en 1843 la Monographie de la presse parisienne. Il s’agit d’une sorte de traité sur le journalisme, considérée comme institution et comme mécanique d’écriture, mais aussi à travers ses divers emplois rédactionnels, qui s’appuie sur un « Tableau synoptique de l’ordre gendelettre », divisé en deux secteurs : les critiques et les feuilletonistes.
Balzac collabore aussi à la « littérature panoramique », par divers portraits publiés dans le cadre des Français peints par eux-mêmes (« La femme comme il faut », « Le notaire », « Monographie du rentier », « La femme de province »), par des « physiologies » (Physiologie de l’employé, Physiologie du rentier à Paris, 1841), tout comme par sa participation à des recueils collectifs : La Grande Ville (1843) et le Diable à Paris (1845). Avec, là aussi, osmose et transvasements, puisque les portraits publiés là sous une première forme, se trouvent réélaborés ensuite dans les romans. Ainsi par exemple dans La Muse du département, où c’est la « femme de province » elle-même qui joue à définir son propre type.
Entré en littérature par le théâtre, Balzac y revient en 1839, comptant ainsi multiplier ses gains, mais aussi explorer les virtualités d’un autre genre – qui s’avère pour lui bien moins ductile en raison de la réduction des moyens littéraires au seul dialogue. Cela donne une suite d’échecs. L’École des ménages, est refusée en 1839 par le Théâtre de la Renaissance. Vautrin est interdit par le gouvernement en mars 1840 (entre autres parce que Frédérick Lemaître a souligné la ressemblance entre le personnage principal et Louis-Philippe). Balzac ne réussit pas à faire jouer Le Faiseur avant sa mort, et il doit abandonner le projet qu’il mûrissait à la fin de sa vie : transposer à la scène plusieurs de ses romans.
Balzac a aussi une activité suivie en tant que critique littéraire et artistique, traitant tout à la fois des Rayons et les Ombres de Hugo, des romans de Latouche des nouvelles de Musset, tout comme des dessins de Gavarni. Mais il s’intéresse aussi, en sociologue de la littérature avant la lettre, aux mutations du champ littéraire, tout comme aux conditions économiques qui y ont cours. Ce qui le pousse à défendre les droits d’auteur (« Lettre adressée aux écrivains français du xixesiècle », Code littéraire) et à présider un temps la naissante Société des gens de lettres (1839-1841).
Tout comme Chateaubriand, Lamartine ou Hugo, Balzac a eu ses velléités d’action politique. Elles donnent lieu, dans les années 1831-1832, à des brochures rédigées en vue d’appuyer une candidature à la députation à laquelle il doit renoncer faute de cens électoral et d’appui véritable : Du gouvernement moderne, Essai sur la situation du parti royaliste. Après avoir été plutôt d’esprit libéral jusque-là, il donne alors des gages à la frange avancée des légitimistes, les « carlistes », sous l’influence du duc de Fitz-James et de la marquise de Castries, qu’il courtise en vain. En 1834, au moment où il rêve de fonder un « parti des intelligentiels », son désir politique s’exprime en un propos sans détour à sa lointaine maîtresse russe, Mme Hanska : « Je veux le pouvoir en France et je l’aurai. » Et on retrouve encore la politique à l’extrême fin de son parcours, quand, invité de manière un peu saugrenue à candidater, au lendemain de juin 1848, il se laisse faire… et n’obtient que 20 voix. Cette dimension politique, déjà présente dans les Lettres sur Paris, le conduit à tenir la rubrique politique dans la Revue parisienne. On la retrouve aussi dans ses œuvres romanesques à dimension politique : Z. Marcas, dont le héros est un grand homme politique méconnu (1840), Albert Savarus (1842), Le Député d’Arcis (inachevé).