Jugements et critiqueJosé Luis Diaz

Balzac

« Ses personnages vivent », écrit Taine à propos de Balzac, dans la même série d’articles où il le hausse à cet égard au niveau de Shakespeare. Tout en insistant sur le « relief violent » qui caractérise les figures de Balzac, « grimaçantes, tourmentées, plus expressives, plus puissantes, plus vivantes que les physionomies réelles », tout comme sur leur aspect logique, dû au système philosophique balzacien, il cherche le secret de leur puissance vitale dans une esthétique plus expressionniste que réaliste : « Tout se tient en eux ; il y a toujours quelque passion ou situation qui les fonde et ordonne tout le reste. C'est pour cela qu'ils laissent une empreinte si forte ; chacune de leurs actions et de leurs parties concourt à l'enfoncer. Nous les sentons toutes en une seule sensation ; la figure est plus expressive que celle des vivants eux-mêmes; elle concentre ce que la nature a dispersé. »
Mais loin que Taine soit le seul à insister sur cette dimension de la fiction balzacienne, ce sera là une évidence des mieux partagées par la critique de la seconde moitié du XIXe siècle.

Théophile Gautier insiste dans le même sens, dans la série d’articles qu’il lui consacre dans L’Artiste en 1858 : « Depuis Molière, personne, à notre avis, n'a mieux soutenu un caractère que M. de Balzac, et depuis Shakespeare, nul n'a envoyé dans le monde, pour y vivre de cette vie sur laquelle le temps ne peut rien, une si prodigieuse quantité de personnages, ayant chacun sa physionomie, son parler, son geste, son tic ineffaçable. Ces types sont empreints d'une vitalité si forte, qu'ils se confondent, avec les êtres véritables. Qui n’a eu idée de négocier un emprunt avec Nucingen ou du Tillet, ou, étant malade, d’envoyer chercher Desplein ou Bianchon ? »

Selon Philarète Chasles, qui est avant Baudelaire, le premier critique à avoir fait de Balzac un « voyant » et non plus un simple « observateur » (1850), la vitalité de ses personnages est la traduction de sa propre vitalité : « La chimère ardente de son cerveau était toujours vivante et réelle ; elle ne le quitta jamais. De là l'énorme puissance de vitalité qui circule à travers son œuvre. Tout chez lui atteste l'artiste enivré de sa pensée et réalisant ses fantômes. Les fantômes chassent le réel et le remplacent. Les hommes vivants ne vivent plus ; ce sont les Nucingen, les Marneffe et les Vautrin qui existent seuls » (Journal des Débats,

Assortie de connotations négatives, c’est là une idée que Sainte-Beuve reprend, en mettant lui aussi l’accent sur la dimension hallucinatoire de la croyance de Balzac en ses personnages : « […] ces personnages de toute classe et de toute qualité qu'il avait doués de vie, se confondaient pour lui avec le monde et les personnages de la réalité, lesquels n'étaient plus guère qu'une copie affaiblie des siens. Il les voyait, il causait avec eux, il vous les citait à tout propos comme des personnages de son intimité et de la vôtre; il les avait si puissamment et si distinctement créés en chair et en os, qu'une fois posés et mis en action, eux et lui ne s'étaient plus quittés : tous ces personnages l'entouraient, et, aux moments d'enthousiasme, se mettaient à faire cercle autour de lui » (« M. de Balzac », 2 septembre 1850, Causeries du lundi).

Après avoir énoncé quelques réserves, à propos du réalisme à ses yeux insuffisant de Balzac, quand on le compare aux romanciers naturalistes ultérieurs, Maupassant n’en porte pas moins le même jugement : « On ne peut dire de lui qu'il fut un observateur, ni qu'il évoqua exactement le spectacle de la vie, comme le firent après lui certains romanciers, mais il fut doué d'une si géniale intuition et il créa une humanité tout entière si vraisemblable, que tout le monde y crut et qu'elle devint vraie. ».
Mais Maupassant va plus loin encore, car il insiste non seulement sur la vitalité du monde créé, mais aussi sur son influence sur la vie sociale : « Son admirable fiction modifia le monde, envahit la société, s'imposa et passa du rêve dans la réalité. Alors, les personnages de Balzac, qui n'existaient pas avant lui, parurent sortir de ses livres pour entrer dans la vie, tant il avait donné complète l'illusion des êtres, des passions et des événements. »