Les effets du système de Law, tentative de réforme financière sous la Régence en 1720

Lettre CXXXVIII : Rica à Ibben.

La banqueroute de Law

Les ministres se succèdent et se détruisent ici comme les saisons. Depuis trois ans j'ai vu changer quatre fois de système sur les finances […] Il faut que de grands génies travaillent nuit et jour ; qu'ils enfantent sans cesse, et avec douleur, de nouveaux projets ; qu'ils écoutent les avis d'une infinité de gens qui travaillent pour eux sans en être priés ; qu'ils se retirent et vivent dans le fond d'un cabinet impénétrable aux grands, et sacré aux petits ; qu'ils aient toujours la tête remplie de secrets importants, de desseins miraculeux, de systèmes nouveaux ; et qu'absorbés dans les méditations, ils soient privés de l'usage de la parole, et quelquefois même de celui de la politesse.

[…] La France, à la mort du feu roi, était un corps accablé de mille maux : Noailles prit le fer à la main, retrancha les chairs inutiles, appliqua quelques remèdes topiques. Mais il restait toujours un vice intérieur à guérir. Un étranger est venu qui a entrepris cette cure : après bien des remèdes violents, il a cru lui avoir rendu son embonpoint ; et il l'a seulement rendue bouffie.

Tous ceux qui étaient riches il y a six mois sont à présent dans la pauvreté ; et ceux qui n'avoient pas de pain regorgent de richesses. Jamais ces deux extrémités ne se sont touchées de si près. L'étranger a tourné l'état comme un fripier tourne un habit : il fait paraitre dessus ce qui était dessous ; et ce qui était dessus il le met à l'envers. Quelles fortunes inespérées, incroyables même à ceux qui les ont faites ! Dieu ne tire pas plus rapidement les hommes du néant. Que de valets servis par leurs camarades, et peut-être demain par leurs maîtres !

Tout ceci produit souvent des choses bizarres.

Les laquais, qui avoient fait fortune sous le règne passé, vantent aujourd'hui leur naissance : ils rendent à ceux qui viennent de quitter leur livrée dans une certaine rue, tout le mépris qu'on avait pour eux il y a six mois : ils crient de toutes leurs forces : La noblesse est ruinée ! quel désordre dans l'état ! quelle confusion dans les rangs ! on ne voit que des inconnus faire fortune ! Je te promets que ceux - ci prendront bien leur revanche sur ceux qui viendront après eux, et que dans trente ans ces gens de qualité feront bien du bruit.

De Paris, le premier de la lune de Zilcadé, 1720.

 

Montesquieu (1689-1755), Lettres persanes, 1721.
> Texte intégral sur Gallica : Paris, Baudouin frères, 1828