Le violon de Crémone

 

« Le Violon de Crémone », nouvelle connue aujourd’hui sous le titre « Le Conseiller Krespel », fait partie des récits qui ont le plus influencé les imitateurs français d’Hoffmann : on y retrouve le mélange typiquement hoffmannien entre idéal et quotidien, entre surnaturel et grotesque. Le conseiller Krespel est un musicien génial, mais excentrique, qui voue un amour démesuré à son violon et à sa fille, la belle chanteuse Antonie. Mais la sacralisation de la musique produit ici des effets funestes et même fantastiques, puisqu’il semble que la jeune fille meure de trop chanter…
 
Les choses se passèrent plus paisiblement que je ne l'avais pensé; car, à peine eus-je vu deux ou trois fois le conseiller, et lui eus-je parlé avec quelque chaleur de la structure des bons violons, qu'il m'engagea lui-même à visiter sa maison. Je me rendis à son invitation, et il étala devant moi son trésor de violons. Une douzaine de ces instruments était appendue dans son cabinet. J'en remarquai un portant les traces d'une haute antiquité, et fort richement sculpté. Il était suspendu au-dessus des autres, et une couronne de fleurs, dont il était surmonté, semblait le désigner comme le roi des instruments.
– Ce violon, me dit Crespel, est un morceau merveilleux d'un artiste inconnu, qui vivait sans doute du temps de Tartini. Je suis convaincu qu'il y a dans sa construction intérieure quelque chose de particulier, et qu'un secret que je poursuis depuis longtemps, se dévoilera à mes yeux, lorsque je démonterai cet instrument. Riez de ma faiblesse, si vous voulez. Mais cet objet inanimé à qui je donne, quand je le veux, la vie et la parole, me parle souvent d'une façon merveilleuse ; et lorsque j'en jouai pour la première fois, il me sembla que je n'étais que le magnétiseur qui excite le somnambule, et l'aide à révéler ses sensations cachées. Vous pensez bien que cette folie ne m'a jamais occupé sérieusement, mais il est à remarquer que je n'ai jamais pu me décider à détruire cette sotte machine. Je suis content aujourd'hui de ne pas l'avoir fait, car depuis qu'Antonie est ici, je joue quelquefois de ce violon devant elle. Antonie l'écoute avec plaisir, avec trop de plaisir !
Le conseiller prononça ces dernières paroles avec un attendrissement visible ; cela m'enhardit.
– O mon cher conseiller ! lui dis-je, ne voudriez-vous pas en jouer devant moi ?
Crespel prit son air mécontent, et me dit de sa voix chantante et modulée :
–  Non, mon cher étudiant ! et la chose en resta là.
 
Hoffmann, Contes fantastiques, "Le violon de Crémone", chapitre III
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Renduel, 1830-1832