Le havelet tout proche de l'église
Troisième partie, Livre III, Chapitre III
La troisième partie du roman, qui retrace le retour de Gilliatt à Guernesey avec la Durande sauvée, est la plus courte. Ce chapitre sur Guernesey évoque plus d’un passage de L’Archipel de la Manche. Victor Hugo y a glissé sa propre adresse (Hauteville), et lui a donné pour titre le nom de la crique la plus proche de chez lui, qu’il avait sous les yeux de son look-out, et où il lui arrivait de se baigner.
Saint-Sampson ne peut avoir foule sans que Saint-Pierre-Port soit désert. Une chose curieuse sur un point donné est une pompe aspirante. Les nouvelles courent vite dans les petits pays ; aller voir la cheminée de la Durande sous les fenêtres de mess Lethierry était depuis le lever du soleil la grande affaire de Guernesey. Tout autre événement s’était effacé devant celui-là. Éclipse de la mort du doyen de Saint-Asaph ; il n’était plus question du révérend Ebenezer Caudray, ni de sa soudaine richesse, ni de son départ par le Cashmere. La machine de la Durande rapportée des Douvres, tel était l’ordre du jour. On n’y croyait pas. Le naufrage avait paru extraordinaire, mais le sauvetage semblait impossible. C’était à qui s’en assurerait par ses yeux. Toute autre préoccupation était suspendue. De longues files de bourgeois en famille, depuis le vésin jusqu’au mess, des hommes, des femmes, des gentlemen, des mères avec enfants et des enfants avec poupées, se dirigeaient par toutes les routes vers « la chose à voir » aux Bravées et tournaient le dos à Saint-Pierre-Port. Beaucoup de boutiques dans Saint-Pierre-Port étaient fermées ; dans Commercial-Arcade, stagnation absolue de vente et de négoce ; toute l’attention était à la Durande ; pas un marchand n’avait « étrenné », excepté un bijoutier, lequel s’émerveillait d’avoir vendu un anneau d’or pour mariage « à une espèce d’homme paraissant fort pressé qui lui avait demandé la demeure de monsieur le doyen ». Les boutiques restées ouvertes étaient des lieux de causerie où l’on commentait bruyamment le miraculeux sauvetage. Pas un promeneur à l’Hyvreuse, qu’on nomme aujourd’hui, sans savoir pourquoi, Cambridge-Park ; personne dans High-street, qui s’appelait alors la Grand’Rue, ni dans Smith-street, qui s’appelait alors la rue des Forges ; personne dans Hauteville ; l’Esplanade elle-même était dépeuplée. On eût dit un dimanche. Une altesse royale en visite passant la revue de la milice à l’Ancresse n’eût pas mieux vidé la ville. Tout ce dérangement à propos d’un rien du tout comme ce Gilliatt faisait hausser les épaules aux hommes graves et aux personnes correctes.
L’église de Saint-Pierre-Port, triple pignon juxtaposé avec transept et flèche, est au bord de l’eau au fond du port, presque sur le débarcadère même. Elle donne la bienvenue à ceux qui arrivent et l’adieu à ceux qui s’en vont. Cette église est la majuscule de la longue ligne que fait la façade de la ville sur l’océan.
Elle est en même temps paroisse du district de Saint-Pierre-Port et doyenné de toute l’île. Elle a pour desservant le subrogé de l’évêque, clergyman à pleins pouvoirs.
Le havre de Saint-Pierre-Port, très beau et très large port aujourd’hui, était à cette époque, et il y a dix ans encore, moins considérable que le havre de Saint-Sampson. C’étaient deux grosses murailles cyclopéennes courbes partant du rivage à tribord et à bâbord et se rejoignant presque à leur extrémité, où il y avait un petit phare blanc. Sous ce phare un étroit goulet, ayant encore le double anneau de la chaîne qui le fermait au moyen-âge, donnait passage aux navires. Qu’on se figure une pince de homard entr’ouverte, c’était le havre de Saint-Pierre-Port. Cette tenaille prenait sur l’abîme un peu de mer qu’elle forçait à se tenir tranquille. Mais, par les vents d’est, il y avait du flot à l’entrebâillement, le port clapotait, et il était plus sage de ne point entrer. C’est ce qu’avait fait ce jour-là le Cashmere. Il avait mouillé en rade.
Les navires, quand il y avait du vent d’est, prenaient volontiers ce parti qui, en outre, leur économisait les frais de port. Dans ce cas, les bateliers commissionnés de la ville, brave tribu de marins que le nouveau port a destituée, venaient prendre dans leurs barques, soit à l’embarcadère, soit aux stations de la plage, les voyageurs, et les transportaient, eux et leurs bagages, souvent par de très grosses mers et toujours sans accident, aux navires en partance. Le vent d’est est un vent de côté, très bon pour la traversée d’Angleterre ; on roule, mais on ne tangue pas.
Quand le bâtiment en partance était dans le port, tout le monde s’embarquait dans le port ; quand il était en rade, on avait le choix de s’embarquer sur un des points de la côte voisins du mouillage. On trouvait dans toutes les criques des bateliers « à volonté ».
Le Havelet était une de ces criques. Ce petit havre, havelet, était tout près de la ville, mais si solitaire qu’il en semblait très loin. Il devait cette solitude à l’encaissement des hautes falaises du fort George qui dominent cette anse discrète. On arrivait au Havelet par plusieurs sentiers. Le plus direct longeait le bord de l’eau ; il avait l’avantage de mener à la ville et à l’église en cinq minutes, et l’inconvénient d’être couvert par la lame deux fois par jour. Les autres sentiers, plus ou moins abrupts, s’enfonçaient dans les anfractuosités des escarpements. Le Havelet, même en plein jour, était dans une pénombre. Des blocs en porte-à-faux pendaient de toutes parts. Un hérissement de ronces et de broussailles s’épaississait et faisait une sorte de douce nuit sur ce désordre de roches et de vagues ; rien de plus paisible que cette crique en temps calme, rien de plus tumultueux dans les grosses eaux. Il y avait là des pointes de branches perpétuellement mouillées par l’écume. Au printemps c’était plein de fleurs, de nids, de parfums, d’oiseaux, de papillons et d’abeilles. Grâce aux travaux récents, ces sauvageries n’existent plus aujourd’hui ; de belles lignes droites les ont remplacées ; il y a des maçonneries, des quais et des jardinets ; le terrassement a sévi ; le goût a fait justice des bizarreries de la montagne et de l’incorrection des rochers.
Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, 1865
> Texte intégral dans Gallica