Disproportion de l’homme

Fragment dit des « deux infinis » - Extrait des pages 347 à 360

Au-delà des espaces imaginables

Car enfin qu’est‑ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes. 

[P. 347] [Texte barré transversalement : Voilà où nous mènent les connaissances naturelles.
Si celles‑là ne sont véritables, il n’y a point de vérité dans l’homme, et si elles le sont, il y trouve un grand sujet d’humiliation, forcé à s’abaisser d’une ou d’autre manière.
Et puisqu’il ne peut subsister sans les croire, je souhaite, avant que d’entrer dans de plus grandes recherches de la nature, qu’il la considère une fois sérieusement et à loisir, qu’il se regarde aussi soi-même et connaissant quelle proportion il y a.]

Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui‑même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que ces astres, qui roulent dans le firmament, embrassent. Mais si notre vue s’arrête là que l’imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche, nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute‑puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.

[p. 348] Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature. Et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi‑même, son juste prix.

Qu’est‑ce qu’un homme, dans l’infini ?

Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates, qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ses humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut‑être que c’est là l’extrême petitesse de la nature.

Je veux lui faire voir là‑dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature dans l’enceinte de ce raccourci d’atome ; qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre des animaux, et enfin des cirons dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, [p. 351] qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse, que les autres par leur étendue, car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers imperceptible lui‑même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ? 

Qui se considérera de la sorte s’effraiera de soi-même et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ses merveilles, et je crois que sa curiosité se changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption.

Car enfin qu’est‑ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes. La fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti.

Que fera‑t‑il donc sinon d’apercevoir [quelque] apparence du milieu des choses dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire.

[Texte barré transversalement : De ces deux infinis de nature, l’homme en conçoit plus aisément celui de grandeur que celui de petitesse.]

[p. 352] Manque d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature comme s’ils avaient quelque proportion avec elle.

C’est une chose étrange qu’ils ont voulu comprendre les principes des choses et de là arriver jusqu’à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu’on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature.

Quand on est instruit, on comprend que, la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C’est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches, car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d’infinités de propositions à exposer ? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes, car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux‑mêmes et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui, en ayant d’autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier ?

Mais nous faisons des derniers qui paraissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles où nous appelons un point indivisible celui au‑delà duquel nos sens n’aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature.

De ces deux infinis des sciences celui de grandeur est bien plus sensible, et c’est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de prétendre à traiter toutes choses. Je vais parler de tout, disait Démocrite. 

[Texte barré transversalement : mais outre que c’est peu d’en parler simplement, sans prouver et connaître, il est néanmoins impossible de le faire, la multitude infinie des choses nous étant si cachée que tout ce que nous pouvons exprimer par paroles ou par pensées n’en est qu’un trait invisible.]

[p. 355] [Texte barré transversalement : On voit d’une première vue que l’arithmétique seule fournit des propriétés sans nombre, et chaque science de même.]

Mais l’infinité en petitesse est bien moins visible. Les philosophes ont bien plutôt prétendu d’y arriver, et c’est là où tous ont achoppé. C’est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires, Des principes des choses, Des principes de la philosophie, et aux semblables aussi fastueux en effet, quoique moins en apparence que cet autre qui crève les yeux : De omni scibili.

On se croit naturellement bien plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence, et l’étendue visible du monde nous surpasse visiblement. Mais comme c’est nous qui surpassons les petites choses nous nous croyons plus capables de les posséder, et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout. Il la faut infinie pour l’un et l’autre, et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver jusqu’à connaître l’infini. L’un dépend de l’autre et l’un conduit à l’autre. Ces extrémités se touchent et se réunissent à force de s’être éloignées et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

Connaissons donc notre portée. Nous sommes quelque chose et ne sommes pas tout. Ce que nous avons d’être nous dérobe la connaissance des premiers principes qui naissent du néant, et le peu que nous avons d’être nous cache la vue de l’infini.

Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature.

Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême, trop de bruit nous assourdit, trop de lumière éblouit, trop de distance et trop de proximité empêche la vue. Trop de longueur et trop de brièveté de discours l’obscurcit, trop de vérité nous étonne. J’en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte 4 reste zéro. Les premiers principes ont trop d’évidence pour nous ; trop de plaisir incommode, trop de consonances déplaisent dans la musique, et trop de bienfaits irritent. Nous voulons avoir de quoi surpayer la dette. Beneficia eo usque laeta sunt dum videntur exsolvi posse. Ubi multum antevenere pro gratia odium redditur. Nous ne sentons ni l’extrême chaud, ni l’extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies et non pas sensibles, nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêche l’esprit ; trop et trop peu d’instruction.

Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point et nous ne sommes point à leur égard ; elles nous échappent ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre.

[p. 356] Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle, et nous quitte, et si nous le suivons il échappe à nos prises, il nous glisse et fuit d’une fuite éternelle ; rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à [l’]infini, mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.

Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté ; notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences : rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient.

Cela étant bien compris, je crois qu’on se tiendra en repos, chacun dans l’état où la nature l’a placé.

Ce milieu qui nous est échu en partage étant toujours distant des extrêmes, qu’importe qu’un autre ait un peu plus d’intelligence des choses ; s’il en a et s’il les prend un peu de plus haut, n’est‑il pas toujours infiniment éloigné du bout et la durée de notre vie n’est-elle pas également infime de l’éternité pour durer dix ans davantage ?

Dans la vue de ces infinis tous les finis sont égaux et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur un que sur l’autre. La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine.

Si l’homme s’étudiait le premier il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu’une partie connût le tout ? Mais il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout.

L’homme par exemple a rapport à tout ce qu’il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer, de chaleur et d’aliments pour se nourrir, d’air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps, enfin tout tombe sous son alliance. Il faut donc pour connaître l’homme savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister et, pour connaître l’air, savoir par où il a ce rapport à la vie de l’homme, etc.

[p. 359] La flamme ne subsiste point sans l’air ; donc pour connaître l’un il faut connaître l’autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

[Texte barré transversalement : L’éternité des choses en elles‑mêmes ou en Dieu doit encore étonner notre petite durée.
L’immobilité fixe et constante de la nature, comparaison au changement continuel qui se passe [en nous, doit faire le même effet].]

Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu’elles sont simples en elles‑mêmes et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres, d’âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle, et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi‑même. Il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait.

Et ainsi si nous so[mmes] simples matériels nous ne pouvons rien du tout connaître, et si nous sommes composés d’esprit et de matière nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples, 

[Texte barré transversalement : [Car comment connaîtrions-nous distinctement la matière puisque notre] suppôt qui agit en cette connaissance est en partie spirituel, et comment connaîtrions‑nous nettement les substances spirituelles, ayant un corps qui nous aggrave et nous baisse vers la terre]

[p. 360] spirituelles ou corporelles.

De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses et parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement, car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu’ils aspirent à leur centre, qu’ils fuient leur destruction, qu’ils craignent le vide, qu’ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies, qui sont toutes choses qui n’appartiennent qu’aux esprits. Et, en parlant des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d’une place à une autre, qui sont choses qui n’appartiennent qu’aux corps.

Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités et empreignons [de] notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.

Qui ne croirait à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps que ce mélange-là nous serait bien compréhensible. C’est néanmoins la chose qu’on comprend le moins ; l’homme est à lui‑même le plus prodigieux objet de la nature, car il ne peut concevoir ce que c’est que corps et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés et cependant c’est son propre être : modus quo corporibus adhærent spiritus comprehendi ab homine non potest, et hoc tamen homo est.

[Texte barré transversalement : Voilà une partie des causes qui rendent l’homme si imbécile à connaître la nature.
Elle est infinie en deux manières, il est fini et limité ; elle dure et se maintient perpétuellement en son être ; il passe et est mortel. Les choses en particulier se corrompent et se changent à chaque instant. Il ne les voit qu’en passant. Elles ont leur principe et leur fin. Il ne conçoit ni l’un ni l’autre. Elles sont simples et il est composé de deux natures différentes.
Et pour consommer la preuve de notre faiblesse je finiray par cette réflexion sur l’état de notre nature.]

Enfin pour consommer la preuve de notre faiblesse je finirai par ces deux considérations.


Pascal, Les Pensées, 1669-1670
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