Parodie de conversation mondaineMarivaux, L’île des esclaves, scène VI, 1725
Sur l’île des esclaves, les pouvoirs sont inversés : Cléanthis et Arlequin, serviteurs d’Euphrosine et d’Iphicrate, deviennent les maîtres et s’essaient à la conversation mondaine.
CLÉANTHIS. Eh bien, faites. Soupirez pour moi, poursuivez mon cœur, prenez-le si vous pouvez, je ne vous en empêche pas ; c'est à vous à faire vos diligences, me voilà, je vous attends : mais traitons l'amour à la grande manière ; puisque nous sommes devenus maîtres, allons-y poliment, et comme le grand monde.
ARLEQUIN. Oui-da, nous n'en irons que meilleur train.
CLÉANTHIS. Je suis d'avis d'une chose, que nous disions qu'on nous apporte des sièges pour prendre l'air assis et pour écouter les discours galants que vous m'allez tenir : il faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir.
ARLEQUIN. Votre volonté vaut une ordonnance. (à Iphicrate.)
ARLEQUIN, Vite des sièges pour moi, et des fauteuils pour Madame.
IPHICRATE. Peux-tu m'employer à cela ?
ARLEQUIN. La République le veut.
CLÉANTHIS. Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnêtes gens à cette heure ; il faut songer à cela, il n'est plus question de familiarité domestique. Allons, procédons noblement, n'épargnez ni compliments, ni révérences.
ARLEQUIN. Et vous, n'épargnez point les mines. Courage ! quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens ?
CLÉANTHIS. Sans difficulté : pouvons-nous être sans eux ? c'est notre suite ; qu'ils s'éloignent seulement.
ARLEQUIN, à Iphicrate. Qu'on se retire à dix pas !
Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin Euphrosine.
ARLEQUIN, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis. Remarquez-vous, Madame, la clarté du jour ?
CLÉANTHIS. Il fait le plus beau temps du monde ; on appelle cela un jour tendre.
ARLEQUIN. Un jour tendre ? Je ressemble donc au jour, Madame.
CLÉANTHIS. Comment, vous lui ressemblez ?
ARLEQUIN. Eh palsambleu ! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve tête à tête avec vos grâces ? (À ce mot il saute de joie.) Oh ! oh ! oh ! oh !
CLÉANTHIS. Qu'avez-vous donc, vous défigurez notre conversation ?
ARLEQUIN. Oh ! ce n'est rien, c'est que je m'applaudis.
CLÉANTHIS. Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continuant.) Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici. Monsieur, vous êtes galant, vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs ; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments.
ARLEQUIN. Et moi, je vous remercie de vos dispenses.
CLÉANTHIS. Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien ; dites, Monsieur, dites, heureusement on n'en croira rien ; vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas.
ARLEQUIN, l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux. Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux ?
CLÉANTHIS. Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaire, levez-vous. Quelle vivacité ! Faut-il vous dire qu'on vous aime ? Ne peut-on en être quitte à moins ? Cela est étrange !
ARLEQUIN, riant à genoux. Ah ! ah ! ah ! que cela va bien ! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons ; mais nous sommes plus sages.
CLÉANTHIS. Oh ! vous riez, vous gâtez tout.