Adoniram, premier artiste maudit

Constantinople, vue des jardins d'un harem

Le récit qu’entend le narrateur à Constantinople lors des soirées passées à écouter un conteur public durant le Ramadan comporte des thèmes étrangement proches de l’univers nervalien : il évoque notamment un artiste maudit, Adoniram, architecte du roi Salomon, qui constitue le premier artiste maudit et l’initiateur d’une lignée dont Nerval se considère comme le dernier rejeton

Pour servir les desseins du grand roi Soliman Ben-Daoudd, son serviteur Adoniram avait renoncé depuis dix ans au sommeil, aux plaisirs, à la joie des festins. Chef des légions d'ouvriers qui, semblables à d'innombrables essaims d'abeilles, concouraient à construire ces ruches d'or, de cèdre, de marbre et d'airain que le roi de Jérusalem destinait à Adonaï et préparait à sa propre grandeur, le maître Adoniram passait les nuits à combiner des plans, et les jours à modeler les figures colossales destinées à orner l'édifice.
Il avait établi, non loin du temple inachevé, des forges où sans cesse retentissait le marteau, des fonderies souterraines, où le bronze liquide glissait le long de cent canaux de sable, et prenait la forme des lions, des tigres, des dragons ailés, des chérubins, ou même de ces génies étranges et foudroyés... races lointaines, à demi perdues dans la mémoire des hommes.
Plus de cent mille artisans soumis à Adoniram exécutaient ses vastes conceptions : les fondeurs étaient au nombre de trente mille ; les plaçons et les tailleurs de pierre formaient une armée de quatre-vingt mille hommes ; soixante et dix mille manœuvres aidaient à transporter les matériaux. Disséminés par bataillons nombreux, les charpentiers épars dans les montagnes abattaient les pins séculaires jusque dans les déserts des Scythes, et les cèdres sur les plateaux du Liban. Au moyen de trois mille trois cents intendants, Adoniram exerçait la discipline et maintenait l'ordre parmi ces populations ouvrières qui fonctionnaient sans confusion.
Cependant, l'âme inquiète d'Adoniram présidait avec une sorte de dédain à des œuvres si grandes. Accomplir une des sept merveilles du monde lui semblait une tâche mesquine. Plus l’ouvrage avançait, plus la faiblesse de la race humaine lui paraissait évidente, et plus il gémissait sur l'insuffisance et sur les moyens bornés de ses contemporains. Ardent à concevoir, plus ardent à exécuter. Adonirain rêvait des travaux gigantesques ; son cerveau, bouillonnant comme une fournaise, enfantait des monstruosités sublimes, et, tandis que son art étonnait les princes des Hébreux, lui seul prenait en pitié les travaux auxquels il se voyait réduit.
C'était un personnage sombre, mystérieux. Le roi de Tyr, qui l'avait employé, en avait fait présent à Soliman. Mais quelle était la patrie d'Adoniram ? Nul ne le savait ! D'où venait-il ? Mystère. Où avait-il approfondi les éléments d'un savoir si pratique, si profond et si varié ? On l'ignorait. Il semblait tout créer, tout deviner et tout faire. Quelle était son origine ? À quelle race appartenait-il ? C'était un secret, et le mieux gardé de tous : il ne souffrait point qu'on l'interrogeât à cet égard. Sa misanthropie le tenait comme étranger et solitaire au milieu de la lignée des enfants d'Adam ; son éclatant et audacieux génie le plaçait au-dessus des hommes, qui né se sentaient point ses frères. Il participait de l'esprit de lumière et du génie des ténèbres !
Indifférent aux femmes, qui le contemplaient à la dérobée et ne s'entretenaient jamais de lui, méprisant les hommes, qui évitaient le feu de son regard, il était aussi dédaigneux de la terreur inspirée par son aspect imposant, par sa taille haute et robuste, que de l'impression produite par son étrange et fascinante beauté. Son cœur était muet ; l'activité de l'artiste animait seule des mains faites pour pétrir le monde, et courbait seule des épaules faites pour le soulever.
 
Gérard de Nerval, Le Voyage en Orient, 1851.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Lévy frères, 1867-1877