À propos de l’œuvre Marie Galvez

Célestine Galli-Marié (1840-1893) dans le rôle de Carmen
Carmen, opéra de Georges Bizet

L’histoire de Carmen est certainement l’une des plus connues de la littérature française. Peu d’œuvres ont donné lieu à tant d’adaptations lyriques, théâtrales, cinématographiques… Il s’agit d’ailleurs moins d’adaptations que de véritables créations proposant de nouvelles interprétations de l’œuvre de Prosper Mérimée. Quelle est donc la particularité de ce texte fondateur qui a inspiré des générations d’artistes ?
 
Carmen est souvent perçue comme l’archétype de la passion romantique. L’intrigue peut en effet se résumer ainsi : Don José, garde à la manufacture de Séville, tombe amoureux de la provocante bohémienne Carmen, pour laquelle il quitte l’armée et devient un bandit. Follement épris de la jeune femme et extrêmement jaloux des hommes qui l’entoure, il envisage de partir avec elle pour l’Amérique. Devant le refus de Carmen et la crainte d’une nouvelle infidélité, il la tue de deux coups de couteau. Cette histoire de passion, de violence et de jalousie exacerbée, qui est aussi un hymne à la liberté, est celle qu’a retenue Bizet pour son célèbre opéra. L’œuvre littéraire se révèle cependant bien plus complexe.
 
Mérimée, comme beaucoup d’auteurs de son époque, a recours au procédé de la mise en abyme, du récit enchâssé dans le récit, pour écrire sa nouvelle. Celle-ci s’ouvre sur le voyage du narrateur, un savant archéologue à la recherche de l’emplacement de Munda, ville d’Andalousie où Jules César a conduit une importante bataille. Sur sa route, il rencontre au bord d’une source le brigand Don José dont il protège la fuite. À Cordoue, la situation est inversée et c’est le bandit qui sauve le narrateur d’un piège tendu par une jolie gitane, Carmen. Quelques mois plus tard, le narrateur retrouve Don José, qui a été arrêté et attend son exécution. Ce dernier lui raconte alors son histoire. Puis, en guise de conclusion, l’œuvre se termine par un essai érudit sur l’ethnie à laquelle appartient Carmen : celle des Bohémiens.
 

L’intérêt du narrateur pour l’Histoire et l’archéologie, qui ouvre le récit et le clôt, contribue à inscrire explicitement Carmen dans le genre de la nouvelle ethnologique. Mérimée, qui connaît bien l’Espagne pour y avoir séjourné à plusieurs reprises, entend faire découvrir aux lecteurs des paysages, des costumes, des idiomes mais surtout des mœurs et des coutumes. En ce sens, il n’est pas opposé à une certaine couleur locale, à condition que ce terme renvoie à l’étude des mentalités et non aux décors pittoresques chers aux romantiques.

Carmen
Portrait d'Emma Calvé, cantatrice soprano dans le rôle-titre Carmen

Une structure par « étagement de plans »

Nouvelle ethnologique, le récit met en scène l’affrontement de plusieurs cultures dont les personnages principaux sont les représentants. La structure de Carmen procède en fait par « étagement de plans », pour reprendre la formule de Michel Crouzet. Au premier plan se trouve le narrateur, voyageur étranger, figure de la civilisation moderne qui découvre avec violence l’exotisme et se trouve mêlé à une aventure où s’affrontent des cultures différentes de la sienne. Au plan médian évolue Don José, partagé entre des tentations contraires, qui a appartenu au monde civilisé mais vit au contact du monde archaïque de Carmen et entretient avec lui des relations ambivalentes d’attraction et de répulsion. Enfin, à l’horizon du récit, dans les lointains, apparaît le personnage sauvage, inquiétant, énigmatique de Carmen dont il n’est pas certain qu’elle aime, sinon l’espace d’un instant, Don José. La tension à l’œuvre n’est pas simplement duelle. Elle ne se résume pas à un affrontement entre Don José et Carmen mais met en présence au moins trois univers : le monde civilisé du narrateur, ce « on » auquel appartient un temps Don José lorsqu’il est soldat et vers lequel il s’efforce de revenir en envisageant de fuir en Amérique ; le « nous » par lequel Don José se distingue en tant que Navarrais, la Navarre s’opposant au reste de l’Espagne par sa situation de carrefour culturel ; enfin, le « nous » des Bohémiens qui obéissent à l’ancienne « loi d’Egypte » de leurs ancêtres et dont les mœurs rappellent la sauvagerie. Carmen est à plusieurs reprises comparée à un animal de proie qui pourrait tuer Don José à la moindre trahison. Or, c’est précisément ce qu’il fait en lui proposant d’abandonner son monde pour la civilisation que représente l’Amérique. Carmen prépare alors son châtiment et choisit de se laisser tuer car elle sait que sa mort entraînera nécessairement celle de son amant.
 
La sauvagerie de Carmen, son animalité, son incapacité à aimer, sa force brutale, témoignent de la fascination de Mérimée pour les origines de la civilisation et de ses recherches pour retrouver cet état barbare, archaïque, qui a présidé au commencement du monde. C’est « le mythe de l’Archè », selon l’expression d’Antonia Fonyi, qui est au cœur de son œuvre. Il s’agit d’un objet disparu, qui se perd dans un passé immémorial mais que certains intermédiaires peuvent aider à approcher. Le personnage de Carmen, bohémienne liée par ses origines à une époque révolue, témoigne de la survivance d’une part de monde antique dans le monde moderne et, en ce sens, est un parfait représentant de l’Archè.