Rue Vivienne

Livre IX, chapitre 951

Commerce de la rue Vivienne

Il y a plus d'argent dans cette seule rue que dans tout le reste de la ville ; c'est la poche de la capitale. Les grandes caisses y résident, notamment la Caisse d'escompte. C'est là que trottent les banquiers, les agents de change, les courtiers, tous ceux enfin qui font marchandise de l'argent monnayé. Comme toute leur science consiste à acheter à bas prix des uns, pour vendre cher aux autres, tout favorise leur cupidité. La diversité immense des besoins travaille tellement les habitants de la capitale qu'il faut incessamment recourir à ces tourmenteurs de fonds. Ils usent d'un jargon mystérieux, et se gardent bien de le simplifier, parce que si le peuple entendait cette langue d'agiotage il ferait lui-même ses affaires.
Toutes les affaires sont des affaires de finances ; mais le peuple est constamment dupe du calculateur ; c'est une espèce de fléau moderne. Un pays est malheureusement agité, lorsque le financier y donne des lois ; toutes les fortunes alors éprouvent des convulsions plus ou moins grandes.
Ce qui compose l'agiotage, et toute cette race ennemie de la sainte agriculture, se loge aux environs de cette rue, pour être plus à portée des autels de Plutus. Les catins y sont plus financières que dans tout autre quartier, et distinguent un suppôt de la bourse à ne pas s'y tromper. Là, tous ces hommes à argent auraient besoin de lire plus que les autres, pour ne pas perdre tout à fait la faculté de penser ; mais ils ne lisent point du tout ; ils donnent à manger à ceux qui écrivent, en ne concevant pas trop comment on exerce un pareil emploi. Le livre le plus précieux pour un financier c'est l'Encyclopédie ; d'abord, parce que ce livre est cher, et ensuite parce qu'il a entendu dire que cet ouvrage volumineux avait rapporté de l'argent. Tous les habitants de cette rue sont à la lettre des hommes qui travaillent contre leurs concitoyens, et qui n'en éprouvent aucun remords ; ils ne se doutent seulement pas eux-mêmes à quel point ils sont coupables aux yeux des vrais citoyens, pour avoir occasionné depuis trente ans les grands maux de la patrie.
Les capitalistes habitent de préférence ce quartier opulent, d'où n'approche jamais la misère, qui se réfugie ailleurs. Qu'est-ce qu'un capitaliste, me dira-t-on ? Est-ce une bonne tête, une tête sensée, un homme de génie ? Non, c'est un homme qu'escortent cinq ou six millions, et qui frappe dans les affaires avec cette massue irrésistible. Voilà un capitaliste !

 

Mercier, Tableau de Paris, 1781.
> Texte intégral : 1781-1788