Préface

 

Je vais parler de Paris, non de ses édifices, de ses temples, de ses monuments, de ses curiosités, etc., assez d'autres ont écrit là-dessus. Je parlerai des mœurs publiques et particulières, des idées régnantes, de la situation actuelle des esprits, de tout ce qui m'a frappé dans cet amas bizarre de coutumes folles ou raisonnables, mais toujours changeantes.
Je parlerai encore de sa grandeur illimitée, de ses richesses monstrueuses, de son luxe scandaleux. Il pompe, il aspire l'argent et les hommes ; il absorbe et dévore les autres villes, quœrens quem devoret.
J'ai fait des recherches dans toutes les classes de citoyens, et n'ai pas dédaigné les objets les plus éloignés de l'orgueilleuse opulence, afin de mieux établir par ces oppositions la physionomie morale de cette gigantesque capitale. Beaucoup de ses habitants sont comme étrangers dans leur propre ville : ce livre leur apprendra peut-être quelque chose, ou du moins leur remettra sous un point de vue plus net et plus précis, des scènes qu'à force de les voir, ils n'apercevaient pour ainsi dire plus ; car les objets que nous voyons tous les jours, ne sont pas ceux que nous connaissons le mieux […]
Je n'ai fait ni inventaire ni catalogue ; j'ai crayonné d'après mes vues ; j'ai varié mon Tableau autant qu'il m'a été possible ; je l'ai peint sous plusieurs faces; et le voici, tracé tel qu'il est sorti de dessous ma plume, à mesure que mes yeux et mon entendement en ont raf- semblé les parties. […] On jugera qu'il m'eût été impossible d'exposer tous les contrastes de la grande ville ; contrastes rendus plus saillants par le rapprochement. Quand on a dit, c'est l'abrégé de l'univers, on n'a rien dit; il faut le voir, le parcourir, examiner ce qu'il renferme, étudier l'esprit et la sottise de ses habitants, leur mollesse et leur invincible caquet; contempler enfin l'assemblage de toutes ces petites coutumes du jour ou de la veille, qui sont des lois particulières, mais qui sont en perpétuelle contradiction avec les lois générales.
[…] Je dois avertir que je n'ai tenu dans cet ouvrage que le pinceau du peintre, et que je n'ai presque rien donné à la réflexion du philosophe. Il eût été facile de faire de ce Tableau un livre satyrique ; je m'en fuis sévèrement abstenu.  […]
J'ose croire que, dans cent ans, on reviendra à mon Tableau, non pour le mérite de la peinture, mais parce que mes observations, quelles qu'elles soient, doivent se lier aux observations du siècle qui va naître, et qui mettra à profit notre folie et notre raison. La connaissance du peuple parmi lequel il vit, sera donc toujours la plus essentielle à tout écrivain qui se proposera de dire quelques vérités utiles, propres à corriger l'erreur du moment ; et je puis dire que c'est la seule gloire à laquelle j'ai aspiré.

 

Mercier, Tableau de Paris, 1781.
> Texte intégral : 1781-1788