Paris ou la Thébaïde

Livre XII, Chapitre 959

Les Nuits de Paris, ou le Spectateur nocturne

Telle est ma devise : Paris est la patrie d'un homme de lettres, sa seule patrie. Pourquoi ? dira-t-on. C'est d'abord parce qu'il se trouve au centre de tous les genres d'instruction, bibliothèques, cours, gens éclairés ; à chaque pas il peut s'instruire et s'amuser ; l'un vaut l'autre. Le tumulte l'environne, et c'est au milieu de ce tumulte, qu'il peut choisir l'asile le plus doux, le plus paisible de l'univers. La haute noblesse, l'énorme opulence, la pédanterie de toute espèce, passent à côté de lui, et il ne leur devra rien. Toutes ces petites grandeurs des provinces viennent se fondre et mourir à Paris. Le cérémonial, l'étiquette ne l'assujettissent point, car il aura plus de sociétés aimables qu'il n'en pourra cultiver, et plus de connaissances agréables qu'il n'en voudra faire ; point d'entraves, point de gêne, point de ces respects, de ces bienséances provinciales, qui fatiguent tant l'homme d'esprit ; il descendra de son quatrième étage pour aller faire, non de ces visites serviles et politiques, auxquelles on est assujetti ailleurs, mais de ces visites intéressantes qui flattent le désir de s'instruire.
Dans les petites villes, les caquets, les médisances, les prétentions des citadins en place le poursuivraient, et il aurait à souffrir du sot orgueil et des dédains arrogants du riche. A Paris il est l'égal de tout le monde ; il jouit de sa célébrité, s'il en a une ; il ne rencontre pas ses adversaires, et il sera encore mieux loué et mieux apprécié que dans la province. Enfin il est loin de la morgue de ceux qui ont un habit bleu ou un habit rouge ; cette morgue, la plus stupide de toutes, vient se perdre et s'anéantir dans la grande cité.
Mais il perdra aussi de sa force, et cela devient inévitable. A la Chine, les jardiniers ont le secret de rendre nains les arbres de toutes espèces. Le cèdre n'a plus que deux pieds de haut, et le tronc, les branches, les feuilles, sont très bien proportionnés. Les plaisirs de la capitale sont les jardiniers de la Chine. Ils ont le secret de rendre nains les hommes forts et vigoureux ; pas tous cependant, mais une grande partie.
Tel philosophe peut aimer la solitude de la campagne, mais après elle il préférera Paris à tout le reste. Son heureuse situation appelle toutes les commodités de la vie.
Michel Montaigne chérissait cette ville, et convenait qu'elle avait sur toutes les autres quelque chose de philosophique.
Ici il est permis d'être soi ; une fortune médiocre n'est point sujette à une observation malicieuse, ni au dédain de l'opulence, parce que les minces fortunes appartiennent au plus grand nombre.
Les hommes de tous les pays accourent avec leur argent et viennent demander à Paris les jouissances qu'ils ne trouveraient pas ailleurs.
Singulière ville où, tandis que l'un écrit un livre philosophique, l'autre fait imprimer un mandement qui vous permet gravement de manger des œufs ! Ville unique où un simple mur mitoyen voit d'un côté un chœur pieux de dévotes et austères carmélites et de l'autre les scènes folâtres et libertines d'un joyeux sérail ; où dans la même maison l'un rêve à placer un million et l'autre à emprunter un écu !
Là l'observateur n'a pas besoin de campagne située au fond des bois, ou sur le bord de la mer ; à toute heure il est en son pouvoir de rentrer dans son cabinet comme dans un asile impénétrable. Nulle part il ne trouvera de retraite plus tranquille et plus libre.
La solitude parfaite peut exister au milieu de Paris. On est seul quand on veut l'être, et rien de plus délectable que le changement d'état ; d'être aujourd'hui dans une société nombreuse, et le lendemain à ses occupations. C'est ce contraste qui plaît, qui attache. La manière de vivre la plus agréable et en même temps la plus utile est celle qui se partage également entre la solitude et la société. Quand l'ennui nous domine, on se jette dans le tourbillon. En a-t-on assez, on revient dans la solitude. Dans le commerce du monde on acquiert des idées ; on voit une foule de caractères. Dans la solitude, on met ses idées en ordre, on les classe, on les range, on en tire tout le profit qu'on en peut tirer.

 

Mercier, Tableau de Paris, 1781.