Nécessiteux
Livre III, Chapitre 268
Il n'est presque pas possible, dans la situation actuelle de notre gouvernement, qu'il ne se trouve un grand nombre de coupables, parce qu'il y a une foule de nécessiteux qui n'ont qu'une existence précaire, et que la première loi est qu'il faut vivre. L'horrible inégalité des fortunes, qui va toujours en augmentant, un petit nombre ayant tout et la multitude rien ; les pères de famille dépouillés de leur argent par la voie trop séduisante des loteries et rentes viagères, fléau moderne, et ne laissant presque plus à leurs enfants que des contrats en parchemin annulés à leurs décès ; le fardeau de la misère, la dureté insolente du riche qui marchande la sueur et la vie du manouvrier, les entraves mises à l'industrie, les impôts multipliés, le déplacement et l'incertitude des états, le défaut de circulation, le haussement prodigieux des denrées, les routes du commerce obstruées, tout précipite l'infortune dans un inévitable désordre.
Arrivent les lois pénales, entourées de bourreaux ; mais on corrige rarement le mal qu'on n'a point su prévoir. Les potences, les échafauds, les roues, les galères, inutiles vengeances ! Les mêmes délits recommencent, parce que la source n'en a pas été fermée : il est en effet de même de ces plaies qui versent toujours un sang corrompu, parce qu'on n'attaque point la masse infectée.
Plusieurs riches ne sont pas devenus plus humains. L'injuste distribution de la propriété a été maintenue par les lois mêmes et par les supplices. Les coupables ont eu la tentation qui naissait de leur situation : leurs besoins n'ont point changé. Ils auraient été fidèles observateurs des lois, si les lois les eussent protégés en quelque chose ; mais, leurs mains étant vides, la loi les repoussait. La faim d'un côté, de l'autre des peines atroces les tenaient en suspens. Jugez de l'impérieuse et cruelle nécessité, puisqu'ils ont hasardé leur vie. Je ne parle point ici de ces crimes atroces et réfléchis qu'enfantent la vengeance et la trahison, mais de ces crimes hardis qui exigent le partage des biens. C'est la société qui a commencé le mal, parce qu'elle n'a pas assez travaillé pour la subsistance commune, que tous ont droit d'attendre ; et le malheureux qui monte sur l'échafaud me paraît toujours accuser un riche.
Mercier, Tableau de Paris, 1781.
> Texte intégral : 1781-1788