Coup d’œil général

Livre I chapitre 1

Paris : le port au blé du marché aux vaux au pont Notre-Dame

On a dit qu'il fallait respirer l'air de Paris, pour perfectionner un talent quelconque. Ceux qui n'ont point visité la Capitale, en effet, ont rarement excellé dans leur art. L'air de Paris, si je ne me trompe, doit être un air particulier. Que de substances se fondent dans un si petit espace ! Paris peut être considéré comme un large creuset, où les viandes, les fruits, les huiles, les vins, le poivre, la cannelle, le sucre, le café, les productions les plus lointaines viennent se mélanger ; et les estomacs sont les fourneaux qui décomposent ces ingrédients. La partie la plus subtile doit s'exhaler et s'incorporer à l'air qu'on respire : que de fumée ! que de flammes ! quel torrent de vapeurs et d'exhalaisons ! comme le sol doit être profondément imbibé de tous les sels que la nature avait distribués dans les quatre parties du monde ! Et comment de tous ces sucs rassemblés et concentrés dans les liqueurs qui coulent à grands flots dans toutes les maisons, qui remplissent des rues entières (comme la rue des Lombards) ne résulterait-il pas dans l'atmosphère des parties atténuées qui pinceraient la fibre là plutôt qu'ailleurs ? Et de là naissent peut-être ce sentiment vif et léger qui distingue le Parisien, cette étourderie, cette fleur d'esprit qui lui est particulière. Ou si ce ne font pas ces particules animées qui donnent à son cerveau ces vibrations qui enfantent la pensée, les yeux, perpétuellement frappés de ce nombre infini d'arcs, de métiers, de travaux, d'occupation diverses, peuvent-ils s'empêcher de s'ouvrir de bonne heure, et de contempler dans un âge où ailleurs on ne contemple rien ? Tous les sens sont interrogés à chaque instant ; on brise, on lime, on polit, on façonne ; les métaux font tourmentés et prennent toutes sortes de formes. Le marteau infatigable, le creuset toujours embrasé, la lime mordante toujours en action, aplatissent, fondent, déchirent les matières, les combinent, les mêlent. L'esprit peut-il demeurer immobile et froid, tandis que, passant devant chaque boutique, il est dissimulé, éveillé de sa léthargie par le cri de l'arc qui modifie la nature ? Partout la science vous appelle et vous dit, voyez. Le feu, l’eau, l'air, travaillent dans les ateliers des forgerons, des tanneurs, des boulangers ; le charbon, le soufre, le salpêtre font changer aux objets et de noms et de formes ; et toutes ces diverses élaborations, ouvrages momentanés de l'intelligence humaine, font raisonner les têtes les plus stupides.

 

Mercier, Tableau de Paris, 1781.
> Texte intégral : 1781-1788