Les binocles ou besicles
Livre 5, chapitre 176
Une vieille édentée, au menton recourbé, au nez aquilin, portant lunettes et lisant mot à mot dans son psautier les litanies de la Sainte-Vierge, a toujours excité le rire malin des espiègles. Cette vieille, aujourd'hui que le monde est renversé, doit rire à son tour de voir tous nos imberbes faire l'amour avec des binocles.
Les commis de bureaux, vrais moulins épistolaires, en ont généralisé l'usage. Le nez de tel d'entre eux, sur lequel elles restent en permanence, semble avoir une gravité judicieuse. Un chef double ses yeux pour pouvoir lire des monceaux de paperasses. Il veut, à l'aide de ce signe distinctif, paraître infatigable comme le laborieux Hercule, et ce n'est ordinairement qu'un perroquet diplomatique.
Il ne s'agit pas ici de critiquer les commis de bureaux, mais d'indiquer la source d'un usage, l’exagération d'une mode et la vanité de ses sectateurs. Sur vingt personnes qui passent dans la rue dix ont des besicles.
L'usage des binocles dispose à la chicane : voyez ce vieux payeur de rentes, un contrat jauni de vétusté à la main ; ses lunettes grossissent les lettres presque autant que le télescope d'Herschel grossit les planètes ; néanmoins il repasse chaque mot, chaque phrase, il compte les points et les virgules ; et souvent le terme le plus clair lui paraît obscur ; il manie ce papier avec une sorte d'inquiétude, il le pèse, pour ainsi dire, comme s'il craignait d'y sentir le poids d'un zéro de plus ; en un mot il le visite, il le touche, il l'interroge avec l'application d'esprit d'un aveugle qui palpe, étudie et vérifie sous ses doigts une pièce de monnaie effacée.
Que je me méfie du jugement-de ce fin connaisseur qui, les besicles sur le nez, visite un tableau de Rubens ou de Van Dyck ! Il voit tout de près, et il ne voit rien : et cependant il prononce. Toute l'illusion, toute la magie de tel de ces sublimes tableaux est dans la distance que le pinceau de l'artiste a fixée au spectateur intelligent pour l'examiner.
Mais les porteurs de binocles trouvent dans leur usage un avantage inestimable : au travers de ce prisme enchanteur, ils voient toutes les femmes jolies et plus jolies que des miniatures : quelle adorable illusion! Les binocles adoucissent les traits trop grossiers ; ils rajeunissent la coquette surannée qui vieillit sans pouvoir faire autrement ; en un mot ils donnent à ceux de l'adolescente cette suavité, cette grâce virginale qui donnent l'idée de là céleste beauté des anges ; cependant quelque délicieuse jouissance que procurent ces bienheureuses lunettes aux amateurs, je n'en dirai pas moins avec le bon La Fontaine : « Il n'est rien tel pour bien voir que l'œil de l’amant. »
Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, 1797
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Fuchs, C. Pougens et C. F. Cramer, 1797