Le rêve d’amour de Jeanne

Chapitre I

 

Tout juste sortie du couvent, la jeune Jeanne Le Perthuis des Vauds rêve à son futur époux qu’elle ne connaît pas encore.
 
Et elle se mit à rêver d’amour.
L’amour ! Il l’emplissait depuis deux années de l’anxiété croissante de son approche. Maintenant elle était libre d’aimer ; elle n’avait plus qu’à le rencontrer, lui !
Comment serait-il ? Elle ne le savait pas au juste et ne se le demandait même pas. Il serait lui, voilà tout.
Elle savait seulement qu’elle l’adorerait de toute son âme et qu’il la chérirait de toute sa force. Ils se promèneraient par les soirs pareils à celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait des étoiles. Ils iraient, les mains dans les mains, serrés l’un contre l’autre, entendant battre leurs cœurs, sentant la chaleur de leurs épaules, mêlant leur amour à la simplicité suave des nuits d’été, tellement unis qu’ils pénétreraient aisément, par la seule puissance de leur tendresse, jusqu’à leurs plus secrètes pensées.
Et cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d’une affection indescriptible.
Et il lui sembla soudain qu’elle le sentait là, contre elle ; et brusquement un vague frisson de sensualité lui courut des pieds à la tête. Elle serra ses bras contre sa poitrine, d’un mouvement inconscient, comme pour étreindre son rêve ; et, sur sa lèvre tendue vers l’inconnu, quelque chose passa qui la fit presque défaillir, comme si l’haleine du printemps lui eût donné un baiser d’amour.
Tout à coup, là-bas, derrière le château, sur la route, elle entendit marcher dans la nuit. Et dans un élan de son âme affolée, dans un transport de foi à l’impossible, aux hasards providentiels, aux pressentiments divins, aux romanesques combinaisons du sort, elle pensa : « Si c’était lui ? » Elle écoutait anxieusement le pas rythmé du marcheur, sûre qu’il allait s’arrêter à la grille pour demander l’hospitalité.
Lorsqu’il fut passé, elle se sentit triste comme après une déception. Mais elle comprit l’exaltation de son espoir et sourit à sa démence.
Alors, un peu calmée, elle laissa flotter son esprit au courant d’une rêverie plus raisonnable, cherchant à pénétrer l’avenir, échafaudant son existence.
Avec lui elle vivrait ici, dans ce calme château qui dominait la mer. Elle aurait sans doute deux enfants, un fils pour lui, une fille pour elle. Et elle les voyait courant sur l’herbe, entre le platane et le tilleul, tandis que le père et la mère les suivraient d’un œil ravi, en échangeant par-dessus leurs têtes des regards pleins de passion.
Et elle resta longtemps, longtemps, à rêvasser ainsi, tandis que la lune, achevant son voyage à travers le ciel, allait disparaître dans la mer. L’air devenait plus frais. Vers l’orient, l’horizon pâlissait. Un coq chanta dans la ferme de droite ; d’autres répondirent dans la ferme de gauche. Leurs voix enrouées semblaient venir de très loin à travers la cloison des poulaillers ; et dans l’immense voûte du ciel, blanchie insensiblement, les étoiles disparaissaient.
 
Guy de Maupassant, Une vie, 1883.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, L. Conard, 1908-1910