La mort de Julien

Chapitre X

 

Le Comte de Fourville découvre l’infidélité de son épouse qui le trompe avec Julien de Lamare. Fou de rage, il pousse dans le vide la cabane de berger, où se sont réfugiés les deux amants, sous les yeux de Jeanne, impuissante.
 
Le comte alors, redressé sur les genoux, colla son œil au bas de la porte, en regardant dedans.
Il ne bougeait plus ; il semblait attendre. Un temps assez long s’écoula ; et tout à coup il se releva, fangeux de la tête aux pieds. Avec un geste forcené il poussa le verrou qui fermait l’auvent au-dehors, et, saisissant les brancards, il se mit à secouer cette niche comme s’il eût voulu la briser en pièces. Puis soudain, il s’attela, pliant sa haute taille dans un effort désespéré, tirant comme un bœuf, et haletant ; et il entraîna, vers la pente rapide, la maison voyageuse et ceux qu’elle enfermait.
Ils criaient là-dedans, heurtant la cloison du poing, ne comprenant pas ce qui leur arrivait.
Lorsqu’il fut en haut de la descente, il lâcha la légère demeure qui se mit à rouler sur la côte inclinée.
Elle précipitait sa course, emportée follement, allant toujours plus vite, sautant, trébuchant comme une bête, battant la terre de ses brancards.
Un vieux mendiant, blotti dans un fossé, la vit passer d’un élan sur sa tête ; et il entendit des cris affreux poussés dans le coffre de bois.
Tout à coup elle perdit une roue arrachée d’un heurt, s’abattit sur le flanc et se remit à dévaler comme une boule, comme une maison déracinée dégringolerait du sommet d’un mont. Puis, arrivant au rebord du dernier ravin, elle bondit en décrivant une courbe, et, tombant au fond, s’y creva comme un œuf.
Dès qu’elle se fut brisée sur le sol de pierre, le vieux mendiant, qui l’avait vue passer, descendit à petits pas à travers les ronces ; et, mû par une prudence de paysan, n’osant approcher du coffre éventré, il alla jusqu’à la ferme voisine annoncer l’accident.
On accourut ; on souleva les débris ; on aperçut deux corps. Ils étaient meurtris, broyés, saignants. L’homme avait le front ouvert et toute la face écrasée. La mâchoire de la femme pendait, détachée dans un choc ; et leurs membres cassés étaient mous comme s’il n’y avait plus d’os sous la chair.
On les reconnut cependant ; et on se mit à raisonner longuement sur les causes de ce malheur.
 
Guy de Maupassant, Une vie, 1883.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, L. Conard, 1908-1910