La fin du roman

Chapitre XIV

 

Ayant connu une vie pleine de déconvenues et de désillusions, Jeanne recueille, à la demande de son fils Paul, sa petite-fille, orpheline de mère. Le roman s’achève donc sur une note optimiste.
 
Vers trois heures elle fit atteler la carriole d’un voisin qui la conduisit à la gare de Beuzeville pour attendre sa servante.
Elle restait debout sur le quai, l’œil tendu sur la ligne droite des rails qui fuyaient en se rapprochant là-bas, au bout de l’horizon. De temps en temps elle regardait l’horloge. Encore dix minutes. Encore cinq minutes. Encore deux minutes. Voici l’heure. Rien n’apparaissait sur la voie lointaine. Puis tout à coup, elle aperçut une tache blanche, une fumée, puis au-dessous un point noir qui grandit, accourant à toute vitesse. La grosse machine enfin, ralentissant sa marche, passa, en ronflant, devant Jeanne qui guettait avidement les portières. Plusieurs s’ouvrirent ; des gens descendaient, des paysans en blouse, des fermières avec des paniers, des petits-bourgeois en chapeau mou. Enfin elle aperçut Rosalie qui portait en ses bras une sorte de paquet de linge.
Elle voulut aller vers elle, mais elle craignait de tomber tant ses jambes étaient devenues molles. Sa bonne, l’ayant vue, la rejoignit avec son air calme ordinaire ; et elle dit : « Bonjour, madame ; me v’là revenue, c’est pas sans peine. »
Jeanne balbutia : « Eh bien ? »
Rosalie répondit : « Eh bien, elle est morte, c’te nuit. Ils sont mariés, v’là la petite. » Et elle tendit l’enfant qu’on ne voyait point dans ses linges.
Jeanne la reçut machinalement et elles sortirent de la gare, puis montèrent dans la voiture.
Rosalie reprit : « M. Paul viendra dès l’enterrement fini. Demain à la même heure, faut croire. »
Jeanne murmura « Paul... » et n’ajouta rien.
Le soleil baissait vers l’horizon, inondant de clarté les plaines verdoyantes, tachées de place en place par l’or des colzas en fleur, et par le sang des coquelicots. Une quiétude infinie planait sur la terre tranquille où germaient les sèves. La carriole allait grand train, le paysan claquant de la langue pour exciter son cheval.
Et Jeanne regardait droit devant elle en l’air, dans le ciel que coupait, comme des fusées, le vol cintré des hirondelles. Et soudain une tiédeur douce, une chaleur de vie traversant ses robes, gagna ses jambes, pénétra sa chair ; c’était la chaleur du petit être qui dormait sur ses genoux.
Alors une émotion infinie l’envahit. Elle découvrit brusquement la figure de l’enfant qu’elle n’avait pas encore vue : la fille de son fils. Et comme la frêle créature, frappée par la lumière vive, ouvrait ses yeux bleus en remuant la bouche, Jeanne se mit à l’embrasser furieusement, la soulevant dans ses bras, la criblant de baisers.
Mais Rosalie, contente et bourrue, l’arrêta. « Voyons, voyons, madame Jeanne, finissez ; vous allez la faire crier. »
Puis elle ajouta, répondant sans doute à sa propre pensée : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. »
 
Guy de Maupassant, Une vie, 1883.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, L. Conard, 1908-1910