La fin du roman

Chapitre IX

L’adieu

Se sentant étranger dans sa propre famille, Pierre s’engage comme médecin de marine sur un paquebot transatlantique. Les Roland assistent à son départ.
 
La Lorraine arrivait, lancée à toute vitesse dès sa sortie du port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquée, annonça :
« Attention ! M. Pierre est à l’arrière, tout seul, bien en vue. Attention ! »
Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant, passait presque à toucher la Perle.
Et Mme Roland, éperdue, affolée, tendit les bras vers lui, et elle vit son fils, son fils Pierre, coiffé de sa casquette galonnée, qui lui jetait à deux mains des baisers d’adieu.
Mais il s’en allait, il fuyait, disparaissait, devenu déjà tout petit, effacé comme une tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. Elle s’efforçait de le reconnaître encore et ne le distinguait plus.
Jean lui avait pris la main :
« Tu as vu ? dit-il.
– Oui, j’ai vu. Comme il est bon ! »
Et on retourna vers la ville.
« Cristi ! ça va vite », déclarait Roland avec une conviction enthousiaste.
Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s’il eût fondu dans l’Océan. Mme Roland tournée vers lui le regardait s’enfoncer à l’horizon vers une terre inconnue, à l’autre bout du monde. Sur ce bateau que rien ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu’elle n’apercevrait plus tout à l’heure, était son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait que la moitié de son cœur s’en allait avec lui, il lui semblait aussi que sa vie était finie, il lui semblait encore qu’elle ne reverrait jamais plus son enfant.
« Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu’il sera de retour avant un mois ? »
Elle balbutia :
« Je ne sais pas. Je pleure parce que j’ai mal. »
Lorsqu’ils furent revenus à terre, Beausire les quitta tout de suite pour aller déjeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme Rosémilly, et Roland dit à sa femme :
« Il a une belle tournure, tout de même, notre Jean.
– Oui, répondit la mère. »
Et comme elle avait l’âme trop troublée pour songer à ce qu’elle disait, elle ajouta :
« Je suis bien heureuse qu’il épouse Mme Rosémilly. »
Le bonhomme fut stupéfait :
« Ah bah ! Comment ? Il va épouser Mme Rosémilly ?
– Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd’hui même.
– Tiens ! tiens ! Y a-t-il longtemps qu’il est question de cette affaire-là ?
– Oh ! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait être sûr d’être agréé par elle avant de te consulter. »
Roland se frottait les mains :
« Très bien, très bien. C’est parfait. Moi je l’approuve absolument. »
Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard François-Ier, sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur la haute mer ; mais elle ne vit plus rien qu’une petite fumée grise, si lointaine, si légère qu’elle avait l’air d’un peu de brume.
 
Guy de Maupassant, Pierre et Jean, 1888.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, L. Conard, 1908-1910