Un homme fort ordinaire

Huitième partie

La Vie de Marianne

Marianne âgée se remémore ses états d’âme lorsqu’elle découvrit que son amant Valville en aimait une autre. Elle s’adresse ici à la destinataire à qui elle envoie ses mémoires.

J’ai ri de tout mon cœur, Madame, de votre colère contre mon infidèle. Vous me demandez quand viendra la suite de mon histoire; vous me pressez de vous l'envoyer. Hâtez-vous donc, me dites-vous, je l'attends ; mais de grâce, qu'il n'y soit plus question de Valville ; passez tout ce qui le regarde; je ne veux plus entendre parler de cet homme-là.
Il faut pourtant que je vous en parle, marquise ; mais que cela ne vous inquiète pas ; je vais d'un seul mot faire tomber votre colère, et vous rendre cet endroit de mes aventures le plus supportable du monde.
Valville n'est point un monstre comme vous vous le figurez. Non, c'est un homme fort ordinaire, madame ; tout est plein de gens qui lui ressemblent, et ce n'est que par méprise que vous êtes si indignée contre lui, par pure méprise.
C'est qu'au lieu d'une histoire véritable, vous avez cru lire un roman. Vous avez oublié que c'était ma vie que je vous racontais ; voilà ce qui a fait que Valville vous a tant déplu ; et dans ce sens-là, vous avez eu raison de me dire. Ne m'en parlez plus. Un héros de roman infidèle ! on n'aurait jamais rien vu de pareil. Il est réglé qu'ils doivent tous être constants ; on ne s'intéresse à eux que sur ce pied-là, et il est d'ailleurs si aisé de les rendre tels ! il n'en coûte rien à la nature, c'est la fiction qui en fait les frais.
Oui, d'accord. Mais, encore une fois, calmez-vous ; revenez à mon objet, vous avez pris le change. Je vous récite ici des faits qui vont comme il plaît à l'instabilité des choses humaines, et non pas des aventures d'imagination qui vont comme on veut. Je vous peins, non pas un cœur fait à plaisir, mais le cœur d'un homme, d'un Français qui a réellement existé de nos jours.
Homme, Français, et contemporain des amants de notre temps, voilà ce qu'il était. Il n'avait pour être constant que ces trois petites difficultés à vaincre : entendez-vous, madame ? Ne perdez, point cela de vue. Faites-vous ici un spectacle de ce cœur naturel, que je vous rends tel qu'il a été, c'est-à-dire avec ce qu'il a eu de bon et de mauvais. Vous l'avez d'abord trouvé charmant, à présent vous le trouvez haïssable, et bientôt vous ne saurez plus comment le trouver ; car ce n'est pas encore fait, nous ne sommes pas au bout.

Valville, qui m'aime dès le premier instant avec une tendresse aussi vive que subite (tendresse ordinairement de peu de durée ; il en est d'elle comme de ces fruits qui passent vite, à cause, qu'ils ont été mûrs de, trop bonne heure) ; Valville, dis-je, à sa volage humeur près, fort honnête homme, mais né extrêmement susceptible, d'impression, qui rencontre une beauté montante qui le touche, et qui me l'enlève ; ce Valville ne m'a pas laissée pour toujours ; ce n'est pas là son dernier mot. Son cœur n'est pas usé pour moi, il n'est seulement qu'un peu rassasié du plaisir de m'aimer, pour en avoir trop pris d'abord.
Mais le goût lui en reviendra : c'est pour se reposer qu'il s'écarte ; il reprend haleine, il court après une nouveauté, et j'en redeviendrai une pour lui plus piquante que jamais ; il me reverra, pour ainsi dire, sous une figure qu'il ne connaît pas encore ; ma douleur et les dispositions d'esprit où il me trouvera me changeront, me donneront d'autres grâces. Ce ne sera plus la même Marianne.
Je badine de cela aujourd'hui ; je ne sais pas comment j'y résistai alors. Continuons, et rentrons dans tout le pathétique de mon aventure.
 
Nous sommes à la lettre de Valville que je lisais, et que j'achevais malgré les soupirs qui me suffoquaient. Mlle Varthon avait les yeux fixés à terre, et paraissait rêver profondément en pleurant.
Pour moi, la tête renversée dans mon fauteuil, je restai presque sans sentiment. A la fin je me soulevai, et me mis à regarder cette lettre. Ah ! Valville, m'écriai-je, je n'avais donc qu'à mourir ! Et puis, tournant les yeux sur Mlle Varthon ; Ne vous affligez pas, mademoiselle, lui dis-je ; vous serez bientôt libre de vous aimer tous deux ; je ne vivrai pas longtemps. Voilà du moins le dernier de tous mes malheurs.
A ce discours, cette jeune personne, sortant tout d'un coup de sa rêverie, et m'apostrophant d'un air assuré:
Eh ! pourquoi voulez-vous mourir ? me dit-elle. Pour qui êtes-vous si désolée ? Est-ce là un homme digne de votre douleur, digne de vos larmes ? Est-ce là celui que vous avez prétendu aimer ? Est-il tel que vous le pensiez ? Auriez-vous fait cas de lui, si vous l'aviez connu ? Vous y seriez-vous attachée ? Auriez-vous voulu de son cœur ? Il est vrai que vous l'avez cru aimable, j'ai cru aussi qu'il l'était ; et vous vous trompiez, je me trompais. Allez, Marianne, cet homme-là n'a point de caractère, il n'a pas même un cœur ; on n'appelle pas cela en avoir un. Votre Valville est méprisable. Ah ! l'indigne, il vous aime, il va vous épouser ; vous tombez malade, on lui dit que votre vie est en danger ; qu'en arrive-t-il ? Qu'il vous oublie. C'est ce temps-là qu'il prend pour me venir dire qu'il m'aime, moi qu'il n'avait jamais vue qu'un instant, qui ne lui avais pas dit deux mots ! Eh ! qu'est-ce que c'est donc que cet amour qu'il avait pour vous ? Quel nom donner, je vous prie, à celui qu'il a pour moi ? D'où lui est venue cette fantaisie de m'aimer dans de pareilles circonstances ? Hélas ! je vais vous le dire ; c'est qu'il m'a vue mourante. Cela a remué cette petite âme faible, qui ne tient à rien, qui est le jouet de tout ce qu'elle voit d'un peu singulier. Si j'avais été en bonne santé, il n'aurait pas pris garde à moi ; c'est mon évanouissement qui en a fait un infidèle. Et vous qui êtes si aimable, si capable de faire des passions, peut-être avez-vous eu besoin d'être infortunée, et d'être dangereusement tombée à sa porte, pour le fixer quelques mois je conviens avec vous qu'il vous a regardée beaucoup à l'église ; mais c'est à cause que vous êtes belle ; et il ne vous aurait peut-être pas aimée sans votre situation et sans votre chute.
Hélas ! n'importe, il m'aimait ! m'écriai-je en l'interrompant ; il m'aimait, et vous me l'avez ôté ; je n'avais peut-être que vous seule à craindre dans le monde.
Laissez-moi achever, me répondit-elle, je n'ai pas tout dit, je vous ai avoué qu'il m'a plu ; mais ne vous imaginez pas qu'il le sache, il n'en a pas le moindre soupçon ; il n'y a que vous qui pouvez l'en instruire, il ne mérite pas de le savoir; et toute indisposée que vous êtes sans doute aujourd'hui contre moi, je vous prie, mademoiselle, gardez-moi le secret là-dessus, si ce n'est par amitié, du moins par générosité. Une fille d'un aussi bon caractère que vous n'a que faire d'aimer les gens pour en user bien avec eux, surtout quand elle n'a pas un juste sujet d'en être mécontente. Adieu, Marianne, ajouta-t-elle en se levant ; je vous laisse la lettre de Valville, faites-en l'usage qu'il vous plaira ; montrez-la à Mme de Miran, montrez-la à son fils, j'y consens. Ce qu'il a osé m'y écrire ne me compromet en rien ; et si par hasard mon témoignage vous est nécessaire, si vous souhaitez que je paraisse pour le confondre, je suis si indignée contre lui, je me soucie si peu de le ménager, je le dédaigne tant, lui et son ridicule amour, que je m'associe de bon cœur à votre vengeance. Au surplus, mon parti est pris ; je ne le verrai plus, à moins que vous ne l'exigiez ; j'oublierai même que je l'ai vu, ou s'il arrive que je le revoie, je ne le reconnaîtrai pas ; car de lui faire l'honneur de le fuir, il n'en vaut pas la peine. Quant à vous, je ne vous crois ni ambitieuse ni intéressée ; et si vous n'êtes que tendre et raisonnable, en vérité, vous ne perdez rien. Le cœur de Valville n'est pas ce qu'il vous faut, il n'est point fait pour payer le vôtre, et ce n'est pas sur lui que doit tomber votre tendresse ; c'est comme si vous n'aviez point eu d'amant.

 

Marivaux, La Vie de Marianne, 1731.
> Texte intégral : Paris, Veuve Duchesne, 1781