La démonstration MarianneMichel Deguy

La Vie de Marianne

Comme sa genèse, étalée sur plus de dix ans, la vraisemblance de La Vie de Marianne est aussi invraisemblable que la plus éhontée féerie de bandes dessinées, les métamorphoses psychologiques de Valville aussi rocambolesques que les épisodes des romans de chevalerie.
 
Mais, lecture faisant, nous en apprenons sur l'état de non-droit de la femme comme sujet social, et l'insistance de Marivaux sur le statut de minorité de la femme fait de ce roman un extraordinaire document sur la réalité civile pré-89. Marivaux conduit Marianne à la majorité. Plus encore il est le Pygmalion d'une Galatée moderne : il la changera en « princesse » par le langage ; en lui apprenant l’art de la conversation, qu'elle découvre d'abord avec admiration, il la fait entrer dans la société française.
 
Dans le roman, Marivaux, confondu et non confondu avec la narratrice, Marianne, accomplit la prouesse psychologique et littéraire de faire une autoscopie constitutive du moi, ce qui nous vaut de raffinements d'analyse et de « style naturel » délectable pour purger de la vanité.
 
Les héros de Marivaux seraient des êtres qui ne seraient pas coupables de la faute qui rend les hommes coupables ? Dans le texte même il n'y a rien à faire pour sortir de cette contradiction, et il y a autant de passages où Marianne avoue sa vanité, son inlassable surveillance de sa propre image, que de passages protestant de son innocence, de sa simplicité et la ruinant donc. La duplicité n'est pas facultative : les héros sont infestés du même mal que les fourbes ou que les gens ordinaires, et Marivaux devra bien dénoncer la sincérité. La préférence de soi, l'anxiété de notre figure en l'autre, la vanité (ou ce que Sartre analysera deux siècles plus tard comme « mauvaise foi ») nous fait être.
 
La confusion de l'auteur et du narrateur est déniée, et donc consolidée, dans la préface obligatoire où l'auteur se soustrait en déclarant qu'il a « rencontré » un manuscrit. Ce dispositif infeste la pureté (ou non-mauvaise foi) du héros. À un personnage manié à la troisième personne, le narrateur pourrait tenter de nous faire croire, comme à une qualité objective simplement décrite, à une sorte de non­-subjectivité du sujet. Mais Marianne est trop sa propre intime pour ne pas désavouer, aveu faisant, la simplicité de son infériorité fictive. Marianne, pour être victime et indemne de son initiation, pour qu'elle traverse le monde en héroïne accablée et victorieuse, il faut qu'en quelque façon elle soit dupe d'elle-même ; que son autodicée, cette étrange auto-prosopopée, soit à la fois témoignage de l'innocence manipulée et le plus rusé plaidoyer pro domo, le plus satisfait des autoportraits (et le lecteur oublie et n'oublie pas que ce n'est pas elle qui tient la plume). Imagine-t-on L'Odyssée écrite à la première personne par un Ulysse mémorialiste qui repasserait toutes ses aventures au compte de sa bonne foi ? L'œil d'une héroïne peut ignorer ses œillades au présent de l'action et sa main droite ce que fait sa main gauche pendant l'action, mais la plume à la main qui réfléchit, rapportant  le passé, ne devrait pas le pouvoir.