La traversée des apparencesMichel Deguy

Costume pour Silvia
Costume pour Dorante

Le Jeu de l'Amour et du Hasard fut représenté pour la première fois par les Comédiens Italiens le lundi 23 janvier 1730. D'entrée la pièce fut un grand succès : c'est celle de Marivaux qui est la plus fameuse, le plus constamment jouée, devant Les Fausses confidences.
 
La scène primordiale est celle du leurre. Deux êtres jeunes et beaux se montrent, mais chacun pour se mirer en l'autre : ce que précisément l'autre refuse à l'un. On croirait – et ils le croient – que chacun s'avance, activement, pour regarder. Mais c'est pour être admiré, préféré, attendant du regard de l'autre et de la considération générale les retours de flamme qui confirment chacun qu'il brille dans sa visibilité de beau spectacle aimable.
L'amour, astreint au visible, au piège des yeux, se prend dans les rets du regard : il n'en sortirait pas s’il n'y avait les autres et ce qui est autre que le visible – ou plutôt s'il n'y avait la différence intime de l'être au paraître qui creuse l'apparence, dédouble, fissure, mine, effondre l'apparence.
 
Dès lors toute pièce de Marivaux est fable de cette vérité paradoxale : il faut faire un plan de sortie pour entrer dans la place fermée – cette place incestueuse, idiosyncrasique, clanique où la famille se préfère – et en ressortir à deux. Le mariage est toujours exogamique. La place à enlever, pour y enlever Silvia, est pour un Dorante deux fois fermée : sphère des femmes, gynécée clos de Silvia et Lisette, ces doubles, et sphère familiale sous la loi du père, où le « futur » doit se faire admettre. Or, dans la place où il pénètre par stratagème (travesti), le promis risque deux échecs : en sortir seul, ou avec la mauvaise proie, c'est-à-dire l'ombre, le double, « la méprise » : Lisette. La comédie, dont la loi est celle de la bonne fin, lui évitera cet insuccès.
 
Les deux mariables ne sont qu'à moitié dans le secret, chacun se croyant seul à s'être déguisé, et prenant donc l'autre pour celui qu'il n'est pas : ainsi sont-ils acteurs de bonne foi, ne sachant qu'à demi, à savoir, que « mon » valet a pris ma place, mais je ne sais pas que l'autre fait de même. Seuls les pères savent le tout. La loi des pères est une bonne loi, de nature et de culture, conciliées, et leur ruse est donc la ruse de la Raison – qui ourdira l'arrangement et le bonheur des enfants. L'eugénisme du désir, bien éclos, bien soigné, bien conduit, fait plaisir à voir.
 
Silvia qui expérimente la condition servile, en changeant d'état subit un nouveau langage « Je n'entends plus que des choses inouïes, qu'un langage inconcevable ». La condition sociale est langagière. On peut et on ne peut pas en changer. On mesure la différence par une expérimentation bien faite et on revient à sa place, le haut en haut le bas en bas, qui est préférable.
Pourtant quelque chose fait l'identité de la condition (humaine) dans la différence de condition (sociale) : le jeu de l'amour est le même. Silvia en éprouve la loi en subissant la cour de Dorante-Arlequin . Traversant la différence des milieux, l'amour est le même : loi du penchant réciproque (désir), loi du se déclarer – et pour l'homme en premier – ; plus précipitamment chez les valets (« aimer et se marier en même temps »), et en différé chez les maîtres : une intrigue seconde freine encore le retard. Silvia sait tout avant Dorante et le soumettra complètement avant de se soumettre. Dans l'ensemble sa ruse s'est retournée contre Silvia, contre Dorante la sienne : pour le meilleur dénouement, grâce à la prescription de I'échange voulue par les pères : à la fin le chiasme s'est tracé.
 
Orgon et Mario se sont fait donner la comédie dans leur maison : spectacle réglé, théâtre dans le théâtre, donc, qui joue sur les apparences, trompeuses, pour pouvoir les remettre en place : non trompeuses, bonnes conductrices du rayon de l'amour. La traversée des apparences pour le maître en dioptrique, qui connaît les lois de la réfraction langagière et sait « redresser » les indices, est sauf-conduit pour l'amour.