Des collines d'Acre
Lamartine
Lamartine est un remarquable descripteur. Il sait observer le réel, mais il le construit en même temps selon une symbolique de l’espace qui lui est propre. Les paysages de la côte méditerranéenne, organisés selon une succession de plans qui entraînent le regard vers l’horizon, sont porteurs de spiritualité. Les références picturales qui sont ici convoquées renvoient d’ailleurs au XVIIe siècle : sur le plan de l’esthétique orientaliste, le voyageur est plus proche du classicisme que de Delacroix.
De l’élévation où nous étions placés, au débouché des collines d’Acre, notre regard y descendait naturellement, en suivait involontairement les sinuosités flexibles, et pénétrait avec elles jusque dans les anses les plus étroites qu’elle formait en se glissant entre les racines des montagnes qui la terminent. À gauche, les hautes cimes dorées et ciselées du Liban jetaient hardiment leurs pyramides dans le bleu sombre d’un ciel du matin ; à droite, la colline qui nous portait s’élevait insensiblement en s'éloignant de nous, et, allant comme se nouer avec d’autres collines, formait divers groupes d’élévations, les unes arides, les autres vêtues d’oliviers et de figuiers, et portant à leur sommet un village turc, dont le minaret blanc contrastait avec la sombre colonnade de cyprès qui enveloppe presque partout la mosquée. Mais en face, l’horizon qui terminait la plaine de Zabulon, et qui s’étendait devant nous dans un espace de trois ou quatre lieues, formait une perspective de collines, de montagnes, de vallées, de ciel, de lumière, de vapeurs et d’ombre, ordonnés avec une telle harmonie de couleurs et de lignes, fondus avez un tel bonheur de composition, liés avec une si gracieuse symétrie, et variés par des effets si divers, que mon œil ne pouvait s’en détacher, et que, ne trouvant rien, dans mes souvenirs des Alpes, d’Italie ou de Grèce, à quoi je pusse comparer ce magique ensemble, je m’écriai : “C’est le Poussin ou Claude Lorrain.” – Rien, en effet, ne peut égaler la suavité grandiose de cet horizon de Chanaan, que le pinceau des deux peintres à qui le génie divin de la nature en a révélé la beauté. On ne trouvera cet accord du grand et du doux, du fort et du gracieux, du pittoresque et du fertile, que dans les paysages imaginés de ces deux grands hommes, ou dans la nature inimitable du beau pays que nous avions devant nous, et que la main du grand peintre suprême avait lui-même dessiné et coloré pour l’habitation d’un peuple encore pasteur et encore innocent.
Lamartine, Voyage en Orient, 1835
> Texte intégral sur Gallica : Paris, Chez l'auteur, 1861