Sub Umbrâ

Deuxième partie, Livre II, Chapitre V

Gilliatt

Très caractéristique de la manière philosophique de Victor Hugo pendant l’exil, ce chapitre suit et approfondit le précédent, qui s’intitulait « Sub re » (sous la matière). Il retrace la contemplation nocturne de Gilliatt seul sur son rocher, grande rêverie métaphysique devant l’univers infini. L’auteur y rappelle un passage de la lettre quatrième du Rhin (1842) : « Quant à moi, je ne crains pas les astres, je les aime. – Pourtant je n’ai jamais réfléchi sans un certain serrement de cœur que l’état normal du ciel, c’est la nuit. Ce que nous appelons le jour n’existe pour nous que parce que nous sommes près d’une étoile »
 
Parfois, la nuit, Gilliatt ouvrait les yeux et regardait l’ombre.
Il se sentait étrangement ému.
L’œil ouvert sur le noir. Situation lugubre ; anxiété.
La pression de l’ombre existe.
Un indicible plafond de ténèbres ; une haute obscurité sans plongeur possible ; de la lumière mêlée à cette obscurité, on ne sait quelle lumière vaincue et sombre ; de la clarté mise en poudre ; est-ce une semence ? est-ce une cendre ? des millions de flambeaux, nul éclairage ; une vaste ignition qui ne dit pas son secret, une diffusion de feu en poussière qui semble une volée d’étincelles arrêtée, le désordre du tourbillon et l’immobilité du sépulcre, le problème offrant une ouverture de précipice, l’énigme montrant et cachant sa face, l’infini masqué de noirceur, voilà la nuit. Cette superposition pèse à l’homme.
Cet amalgame de tous les mystères à la fois, du mystère cosmique comme du mystère fatal, accable la tête humaine.
La pression de l’ombre agit en sens inverse sur les différentes espèces d’âmes. L’homme devant la nuit se reconnaît incomplet. Il voit l’obscurité et sent l’infirmité. Le ciel noir, c’est l’homme aveugle. L’homme, face à face avec la nuit, s’abat, s’agenouille, se prosterne, se couche à plat ventre, rampe vers un trou, ou se cherche des ailes. Presque toujours il veut fuir cette présence informe de l’Inconnu. Il se demande ce que c’est ; il tremble, il se courbe, il ignore ; parfois aussi il veut y aller.
Aller où?
Là.
Là ? Qu’est-ce ? et qu’y a-t-il ?
Cette curiosité est évidemment celle des choses défendues, car de ce côté tous les ponts autour de l’homme sont rompus. L’arche de l’infini manque. Mais le défendu attire, étant gouffre. Où le pied ne va pas, le regard peut atteindre ; où le regard s’arrête, l’esprit peut continuer. Pas d’homme qui n’essaie, si faible et si insuffisant qu’il soit. L’homme, selon sa nature, est en quête ou en arrêt devant la nuit. Pour les uns, c’est un refoulement ; pour les autres, c’est une dilatation. Le spectacle est sombre. L’indéfinissable y est mêlé. [...]

[...] Immanence formidable. L’inexprimable entente des forces se manifeste par le maintien de toute cette obscurité en équilibre. L’univers pend ; rien ne tombe. Le déplacement incessant et démesuré s’opère sans accident et sans fracture. L’homme participe à ce mouvement de translation, et la quantité d’oscillation qu’il subit, il l’appelle la destinée. Où commence la destinée ? Où finit la nature ? Quelle différence y a-t-il entre un événement et une saison, entre un chagrin et une pluie, entre une vertu et une étoile ? Une heure, n’est-ce pas une onde ? Les engrenages en mouvement continuent, sans répondre à l’homme, leur révolution impassible. Le ciel étoilé est une vision de roues, de balanciers et de contrepoids. C’est la contemplation suprême, doublée de la suprême méditation. C’est toute la réalité, plus toute l’abstraction. Rien au delà. On se sent pris. On est à la discrétion de cette ombre. Pas d’évasion possible. On se voit dans l’engrenage, on est partie intégrante d’un Tout ignoré, on sent l’inconnu qu’on a en soi fraterniser mystérieusement avec un inconnu qu’on a hors de soi. Ceci est l’annonce sublime de la mort. Quelle angoisse, et en même temps quel ravissement ! Adhérer à l’infini, être amené par cette adhérence à s’attribuer à soi-même une immortalité nécessaire, qui sait ? une éternité possible, sentir dans le prodigieux flot de ce déluge de vie universelle l’opiniâtreté insubmersible du moi ! regarder les astres et dire : je suis une âme comme vous ! regarder l’obscurité et dire : je suis un abîme comme toi !
Ces énormités, c’est la Nuit.
Tout cela, accru par la solitude, pesait sur Gilliatt.
Le comprenait-il ? Non.
Le sentait-il ? Oui.
Gilliatt était un grand esprit trouble et un grand cœur sauvage.
 
Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, 1865
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