Les Comprachicos

Deux chapitres préliminaires, II

Ursus et Homo

Le roman commence par « Deux chapitres préliminaires » qui présentent Ursus (I) et les comprachicos (II), ces faiseurs de monstres à partir d’enfants achetés, puis revendus.
 
Un enfant destiné à être un joujou pour les hommes, cela a existé. (Cela existe encore aujourd’hui.) Aux époques naïves et féroces, cela constitue une industrie spéciale. Le dix-septième siècle, dit grand siècle, fut une de ces époques. C’est un siècle très byzantin ; il eut la naïveté corrompue et la férocité délicate, variété curieuse de civilisation. Un tigre faisant la petite bouche. Mme de Sévigné minaude à propos du bûcher et de la roue. Ce siècle exploita beaucoup les enfants ; les historiens, flatteurs de ce siècle, ont caché la plaie, mais ils ont laissé voir le remède, Vincent de Paul.
Pour que l’homme hochet réussisse, il faut le prendre de bonne heure. Le nain doit être commencé petit. On jouait de l’enfance. Mais un enfant droit, ce n'est pas bien amusant. Un bossu, c’est plus gai.
De là un art. Il y avait des éleveurs. On prenait un homme et l’on faisait un avorton ; on prenait un visage et l’on faisait un mufle. On tassait la croissance ; on pétrissait la physionomie. Cette production artificielle de cas tératologiques avait ses règles. C’était toute une science. Qu’on s’imagine une orthopédie en sens inverse. Là où Dieu a mis le regard, cet art mettait le strabisme. Là où Dieu a mis l’harmonie, on mettait la difformité. Là où Dieu a mis la perfection, on rétablissait l’ébauche. Et, aux yeux des connaisseurs, c’était l’ébauche qui était parfaite. Il y avait également des reprises en sous-œuvre pour les animaux ; on inventait les chevaux pies ; Turenne montait un cheval pie. De nos jours, ne peint-on pas les chiens en bleu et en vert ? La nature est notre canevas. L’homme a toujours voulu ajouter quelque chose à Dieu. L’homme retouche la création, parfois en bien, parfois en mal. Le bouffon de cour n’était pas autre chose qu’un essai de ramener l’homme au singe. Progrès en arrière. Chef-d’œuvre à reculons. En même temps, on tâchait de faire le singe homme. Barbe, duchesse de Cleveland et comtesse de Southampton, avait pour page un sapajou. Chez Françoise Sutton, baronne Dudley, huitième pairesse du banc des barons, le thé était servi par un babouin vêtu de brocard d’or que lady Dudley appelait « mon nègre ». Catherine Sidley, comtesse de Dorchester, allait prendre séance au parlement dans un carrosse armorié derrière lequel se tenaient debout, museaux au vent, trois papions en grande livrée. Une duchesse de Medina-Cœli, dont le cardinal Polus vit le lever, se faisait mettre ses bas par un orang-outang. Ces singes montés en grade faisaient contrepoids aux hommes brutalisés et bestialisés. Cette promiscuité, voulue par les grands, de l’homme et de la bête, était particulièrement soulignée par le nain et le chien. Le nain ne quittait jamais le chien, toujours plus grand que lui. Le chien était le bini du nain. C’était comme deux colliers accouplés. Cette juxtaposition est constatée par une foule de monuments domestiques, notamment par le portrait de Jeffrey Hudson, nain de Henriette de France, fille de Henry IV, femme de Charles Ier.
Dégrader l’homme mène à le déformer. On complétait la suppression d’état par la défiguration. Certains vivisecteurs de ces temps-là réussissaient très bien à effacer de la face humaine l’effigie divine. Le docteur Conquest, membre du collège d’Amen-Street et visiteur juré des boutiques de chimistes de Londres, a écrit un livre en latin sur cette chirurgie à rebours dont il donne les procédés. À en croire Justus de Carrick-Fergus, l’inventeur de cette chirurgie est un moine nommé Aven-More, mot irlandais qui signifie Grande Rivière.
Le nain de l’électeur palatin, Perkeo, dont la poupée – ou le spectre – sort d’une boîte à surprises dans la cave de Heidelberg, était un remarquable spécimen de cette science, très variée dans ses applications.
Cela faisait des êtres dont la loi d’existence était monstrueusement simple : permission de souffrir, ordre d’amuser.
 
Victor Hugo, L’homme qui rit, 1869.
> Texte intégral : Paris, Ollendorff, 1904-1924